Sommes-nous tous des égoïstes?

« L'égoïste, c'est celui qui ne pense pas à moi ». Qui n’a jamais lu ou entendu cette définition d'Eugène Labiche ? De son côté, le philosophe Dominique Lecourt s'interroge : « Faut-il vraiment penser aux autres ? ». C'est une question provocante à laquelle il répond avec subtilité, dans son dernier livre L'égoïsme (Edition Autrement).

Sans nul doute, l'égoïsme est, comme on dit, tendance aujourd'hui. Il faut dire qu'il s'accorde bien avec l'individualisme, une valeur sûre dans les démocraties occidentales où « l'individu est tenu pour souverain, mais en même temps désingularisé, anonyme et sans histoire ; il est prêt à se soumettre à tous les conformismes, chacun rivalisant avec chacun pour être le premier à penser et agir comme tout le monde... », écrit Dominique Lecourt, philosophe, éditeur, professeur émérite, auteur d'une oeuvre importante sur la philosophie des sciences et sur l'éthique.

Double égoïsme

A notre époque de « narcissisme exacerbé », l'auteur distingue un double égoïsme, celui qui naît de l'esprit de compétition et celui qui se manifeste par l'indifférence de chacun et de tous.

En qui concerne le premier, celui qui est pour beaucoup synonyme de réussite sociale, il s'interroge. Sommes-nous tous condamnés à vouloir écraser l'autre pour nous faire une place au soleil parce que nous sommes programmés pour cela ? Avons-nous en somme l'égoïsme dans les gênes ? Oui, avait répondu le biologiste Richard Dawkins en 1976 avant d'être démenti par le progrès de la génétique. Pourtant… Le philosophe des sciences s'arrête sur un livre de Felix Le Dantec, auteur en 1911 de L'Egoïsme, seule base de toute société, dans lequel on lit cette phrase déprimante : « Si l'égoïsme est la base de notre civilisation, l'hypocrisie en est la clé de voûte ».

Si l'égoïsme existe, c'est que l'homme est en perpétuelle lutte pour la vie. Cet instinct est en constante lutte avec l'altruisme. Je dois vivre, fut-ce au détriment de l’autre. « L’homme est un loup pour l'homme » comme l'affirmait déjà Plaute repris plus tard par Hobbes et sa guerre de tous contre tous.

Toutes ces affirmations vont à l'encontre « d'une critique radicale de l'amour de soi » menée par Blaise Pascal pour qui, on le sait, « le moi est haïssable » ou de la morale chrétienne exprimée par Matthieu et Luc avec cette injonction qui traverse les siècles : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

Et puis, il y a ce que Dominique Lecourt appelle « l'égoïsme d'indifférence », cet égoïsme qui fait que même si quelqu'un est agressé dans le métro, ou dans une rue la nuit, nul ne vient à son aide, comme à New York dans la nuit du 13 au 14 mars 1964 où une jeune femme fut mortellement poignardée sous les yeux de trente-huit témoins cachés dans leurs appartements malgré les cris de la victime.

Altruisme

Face à ces égoïsmes, il y a l'altruisme cher à Matthieu Ricard, c'est-à-dire la faculté selon Auguste Comte de « vivre pour autrui ». Mais, cette ouverture aux autres ne serait-elle pas aussi une forme d'égoïsme ? « Qu'est-ce que j'appelle altruisme, sinon un sentiment que j'éprouve et qui me procure du plaisir ? », se demande Dominique Lecourt.

Alors, y a-t-il une fatalité ? Sommes-nous condamnés à l'égoïsme ? Pas du tout. Même Adam Smith, l'auteur préféré des défenseurs du néo-libéralisme (la main invisible du marché), affirme que l'homme est mu aussi par la sympathie, le besoin d'entrer en contact avec autrui. Il y a mieux encore.

Dans son Traité de la nature humaine (1739), Adam Smith écrit : « Aussi égoïste que l'homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s'intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoi qu'il n'en retire rien d'autre que le plaisir de les voir heureux »...

L’égoïsme. Une vertu ?

Pourtant, l'égoïsme a ses avocats. Au premier rang desquels Ayn Rand, une philosophe américaine disparue en 1982 et qui a laissé, parmi ses nombreux écrits, un ouvrage considéré comme un ouvrage culte aux Etats-Unis, La Vertu d'égoïsme (1960). L'égoïste n'étant pas selon elle, celui qui profite des autres mais « celui qui a renoncé à se servir des hommes de quelque façon que ce soit, qui ne vit pas en fonction d'eux, qui ne fait pas des autres le moteur initial de ses actes, de ses pensées, qui ne puise pas en eux la source de son énergie ». Dominique Lecourt s'attarde sur ce que la philosophe appelle « l'égoïsme rationnel », à savoir, écrit-elle, « l'ensemble des valeurs requises pour la survie de l'homme en tant qu'homme, les valeurs requises pour la survie humaine. »

Condamnation ou pas de l'égoïsme, Dominique Lecourt note, avec Tocqueville, que la question de la place de l'individu dans nos démocraties demeure, et avec elle la relation de celui-ci avec l'autre, car « la démocratie ramène chaque individu vers lui seul et menace de le renfermer tout entier dans la solitude de son propre cœur ». Telle apparaît l'équation de l'individualisme démocratique. Un individualisme qui conduit à l'égoïsme.

A nous donc d'être vigilant au moment où la révolution numérique peut faire prendre les vessies pour des lanternes. Les « réseaux sociaux » comme remède à l'égoïsme ? Pas sûr. « Connexion n'est pas conversation », remarque le philosophe qui ne rejette pas l'égoïsme si celui-ci signifie indépendance d'esprit mais aussi engagement politique au sens large du terme.

 

Pour en savoir plus :

Dominique Lecourt est l’invité du magazine Idées, dimanche 18 octobre 2015 à 15h10 TU vers le monde et Paris, à 16h10 TU vers l'Afrique ; rediffusion lundi 19 octobre 2015 à 00h10 TU vers le monde et Paris.

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