envoyé spécial à Bayeux,
« Tous les jours, on entend parler du groupe Etat islamique. Mais face au rythme d’enfer de l’actualité, face àla culture de l’immédiateté, on a besoin de comprendre, de prendre du temps », commence Eric Valmir, l’animateur de cette soirée débat. Centrale ou sous-jacente, la question de l’organisation Etat islamique domine en effet cette 22e édition du prix Bayeux : dans les expositions, au coeur des ouvrages présentés au salon du livre et des reportages qui concourent pour les prestigieux trophées récompensant les correspondants de guerre. Pour comprendre, le journaliste de France Inter, crâne luisant et costume noir, s’est donc entouré de quatre spécialistes du Moyen-Orient. « Personne n’aurait imaginécette situation, l’émergence d’un nouveau califat qui semblait appartenir au passé », remarque l’historien Pierre-Jean Luizard, auteur de Le Piège Daech. L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire.
Une organisation née de la guerre
Alors, comment en est-on arrivé là ? Comment cette organisation jihadiste, présente aujourd’hui dans 13 pays où elle sème la terreur, est-elle née ? De la guerre, répondent en choeur les participants. Des expéditions américaines en Afghanistan et en Irak. « Le tournant, c’est 2003, lorsque le premier régime chiite est établi àBagdad », affirme Hélène Sallon, journaliste au Monde. En 2003, après avoir renversé le régime de Saddam Hussein, les Américains mettent en place un gouvernement dominé par les chiites. « Ils font croire que la majorité démographique les chiites sont majoritaires en Irak induit une majorité démocratique », explique Pierre-Jean Luizard. Les sunnites, qui ont toujours été au pouvoir en Irak, s’en trouvent soudain écartés. La situation s’envenime. Les attentats et les révoltes deviennent de plus en plus fréquents. Les Américains ouvrent de grands camps de prisonniers, où se côtoient, pêle-mêle, idéologues, chefs de milice et détenus de droit commun. « Il s’est ainsi formé une sorte d’organisation souterraine, indique Jean-Pierre Perrin, grand reporter à Libération. Parmi eux se trouvait Abou Bakr al-Baghdadi [le chef du groupe Etat islamique, ndlr], qui avait étécondamné à un an de prison. »
Le groupe Etat islamique essaime en Syrie à la faveur du Printemps arabe, bien aidé, note Jean-Pierre Perrin, par le régime syrien. « Pour discréditer l’opposition qui se révolte et obtenir l’appui des Occidentaux, Bachar el-Assad va la qualifier de terroristes. Il va laisser les radicaux monter en puissance en évitant de les frapper », explique-t-il.
Aujourd’hui, l’organisation jihadiste contrôle un large territoire à cheval sur la Syrie et l’Irak, avec comme capitale militaire Raqqa, en Syrie, et capitale religieuse et politique Mossoul, en Irak. « Ils ont conquis Mossoul en étant 1 300, face à une armée irakienne de 350 000 soldats », s’exclame Hélène Sallon, du Monde. « Le groupe Etat islamique s’est installé en ville, il a infiltré les mosquées et à une heure donnée, il a crié dans les hauts parleurs : “Etat islamique, Etat islamique !” Ça a provoqué la terreur. Les soldats irakiens, chiites, se sont enfuis. Ils ne voulaient pas mourir en défendant une ville sunnite », développe son confrère Jean-Pierre Perrin, de Libération. « Le 14 juin 2014, l’organisation Etat islamique s’est emparée de Mossoul sans tirer un seul coup de feu », lâche l’historien Pierre-Jean Luizard. Mais cette conquête a été bien aidée par la corruption qui mine l’armée irakienne, où l’on achète un poste de colonel ou de général et où l’on gonfle artificiellement le nombre de ses hommes pour obtenir un budget dont on va se mettre une partie dans la poche, remarque Patrick Cockburn, correspondant au Moyen-Orient pour le quotidien britannique The Independent.
La possibilité d’un Etat ?
Le groupe Etat islamique finance son armée en s’emparant des palais des dignitaires irakiens, des banques, des puits de pétrole et en instaurant une fiscalité dans les zones conquises. Mais la question principale de cette soirée demeure : a-t-il la possibilité de créer un véritable Etat ? Mossoul, Falloujah ou Ramadi font figure de tests grandeur nature. Et au dire des spécialistes présents ce soir, l’organisation jihadiste s’en sort plutôt bien. « Elle a organisé son territoire en provinces, en espèce de mini califats. Elle impose à ses responsables d’avoir des diplômes universitaires. L’un d’eux est ainsi diplômé en littérature anglaise, un autre en génie chimique, indique le journaliste Jean-Pierre Perrin. Ce sont des gens qui ont donc la capacité de gérer un Etat. »« A Falloujah, le groupe Etat islamique a eu l’intelligence de laisser l’élite locale en place et de travailler avec elle », poursuit Hélène Sallon.
Aux yeux des spécialistes, la victoire contre l’organisation jihadiste s’annonce difficile. Les bombardements de la coalition ne peuvent rien faire, il faut une force locale au sol, assure Jean-Pierre Perrin. « Mais en Syrie, ça a été un échec et en Irak, les Américains n’ont pas beaucoup d’alliés », remarque-t-il. « Le groupe Etat islamique prospère là où l’Etat s’effondre, insiste l’historien Pierre-Jean Luizard. Raison de plus pour ne pas tenter de restituer des institutions moribondes. » Pour battre l’organisation EI, une seule solution donc : inventer un nouveau modèle en s’appuyant sur l’ensemble des communautés. Lequel ? Comment ? La question reste en suspens.
« Quand on a commencé à préparer cette soirée en mai dernier, on se demandait quel sujet serait encore d’actualité. Il était évident que c’était celui du groupe Etat islamique », disait Eric Valmir en guise d’introduction. Au terme de deux heures d’échange, un douloureux constat s’impose : le sujet risque de rester d’actualitépour les prochains mois, voire les prochaines années.
→ Le site du prix Bayeux des correspondants de guerre