Daniel Berehulak: «J'ai vu un homme perdre 17 membres de sa famille»

Récompensé à Perpignan du Visa d’or pour la presse quotidienne après son travail pour le New York Times sur l’épidémie d’Ebola en Afrique d l’Ouest, le photojournaliste australien Daniel Berehulak a été profondément marqué par cette expérience. Il s’est confié à nous.

RFI : Qu’est-ce qui vous a décidé de partir couvrir l’épidémie d’Ebola au Liberia ?

Daniel Berehulak : J’avais suivi l’évolution de l’épidémie depuis un moment. Pas par curiosité professionnelle nécessairement, mais pour voir quel allait être l’impact de cette épidémie dans le monde. Je savais qu’il n’y avait aucun remède connu pour soigner Ebola et que c’était quelque chose qui pouvait peut-être affecter le monde entier et pas seulement l’Afrique de l’Ouest. Initialement, je devais partir au Kurdistan couvrir l’avancée de l’organisation Etat islamique et, au dernier moment, j’ai reçu un appel à la mi-août pour me demander si j’étais intéressé et si je voulais aller au Liberia. J’ai répondu « oui » tout de suite. J’ai senti qu’il était important de couvrir ce sujet à ce moment-là. Il y avait des informations qui sortaient disant que la situation au Liberia était en train de s’aggraver, que l’épidémie avait atteint Monrovia, la capitale, et je me suis senti obligé de dire « oui ». Il n’y a qu’après avoir répondu « oui » que j’ai commencé à me faire du souci et à me mettre en contact avec des collègues déjà sur le terrain, pour savoir comment je devais me préparer, ce dont j’avais besoin pour pouvoir travailler en sécurité dans cet environnement.

On imagine que c'est très différent de couvrir une zone de conflit et une région où est en train de se répandre une épidémie.

Tout à fait. Je n’avais jamais couvert un sujet de cette nature par le passé. Pour être honnête, j’avais peur. Contrairement à un conflit où l’on connait les protagonistes, là il s’agissait d’une situation où le danger était invisible. J’ignorais quelle était la situation sur le terrain et je n’étais pas sûr de la façon dont j’allais travailler avant d’arriver sur place et avant d’avoir parlé aux collègues journalistes qui se trouvaient déjà là-bas. Je me suis préparé comme je l’aurais fait pour un autre reportage mais avec quand même une certaine inquiétude, sachant que c’était une maladie jusque là incurable. Alors on se prépare autant qu’on le peut. Et puis on y va !

Vous avez fait des images d’une très grande force, montrant ce que les gens enduraient. A quel point est-ce difficile de travailler avec un équipement de protection face à des gens qui, eux-mêmes, n’en sont pas munis ?

Je n’ai en fait porté une combinaison de protection qu’une douzaine de fois. La plupart du temps j’étais moi-même sans protection. Je prenais autant de précautions que possible mais c’était une situation très difficile. Je n’avais pas la possibilité de pénétrer dans n’importe quel quartier. Il y avait beaucoup de déni, beaucoup de stigmatisation. Les gens avaient peur, cachaient les corps. A ce moment-là (août 2014, ndlr), les gens croyaient que la maladie avait été propagée par le gouvernement pour soutirer des dons aux pays riches. Certains autres pensaient que c’était une maladie introduite par les étrangers … Il fallait passer du temps localement dans les communautés et parler avec les gens de leurs craintes. C’était le seul moyen pour instaurer un climat de confiance. Dans notre métier, c’est quelque chose d’important d’avoir la confiance des gens.

Tout le monde se trouvait dans la même situation. Nous avions des équipements de protection mais, la plupart du temps, on opérait en se fiant à nos connaissances sur la façon dont le virus se transmettait. C’était le meilleur moyen d’appréhender la situation. Je suis resté sur place plus d’une centaine de jours au long de quatre séjours différents. Le premier séjour, je suis resté 67 jours d’affilée. Beaucoup d’équipes de reportage venaient et restaient deux ou trois jours maximum. Ils allaient dans un ou deux quartiers, dans un hôpital ou deux, mais cela n’était pas suffisant pour rendre vraiment compte de l’aspect humain des choses, ce qui se passait dans les quartiers, dans les familles. En restant longtemps sur place, j’ai pu faire du travail plus concis et mieux comprendre les répercussions sociales et économiques du virus sur la population.

Comment vous y êtes-vous pris ?

Nous avons fait un reportage qui retraçait le parcours du virus depuis le village de Meliandou (en Guinée, ndlr). Nous avons rencontré Etienne, le père d’Emile, le garçon de deux ans que l’on suppose avoir été le premier humain atteint du virus. Et nous sommes partis de là, en suivant le parcours du virus jusqu’en Sierra Leone à travers la brousse, en traversant des frontières très poreuses entre la Guinée, la Sierra Leone et le Liberia. De grandes parties de territoires qu’on ne peut pas traverser en bateau.

Comment avez-vous ressenti le fait de devoir traiter ce sujet sans souvent pouvoir approcher de près les gens que vous photographiez ?

L’Afrique de l’Ouest est une partie du monde où les gens sont très chaleureux et amicaux. Et ne pas pouvoir interréagir, ne pas pouvoir se toucher, c’était extrêmement difficile. Cela fait partie des rapports humains normaux de se serrer la main, de poser la main sur l’épaule de quelqu’un. Particulièrement avec quelqu’un qui est dans le chagrin. Ce qui était vraiment particulier avec l’épidémie d’Ebola, c’est qu’il fallait changer votre comportement. Les raisons pour lesquelles l’épidémie s’est répandue avec autant de rapidité dans cette partie du monde est venue des traditions locales en termes de funérailles, du fait aussi que les gens sont très tactiles d’une façon générale. Alors, tout le monde a dû s’adapter, nous compris.

Aujourd’hui l’épidémie n’est pas totalement circonscrite. Vous aimeriez retourner dans ces régions et continuer à suivre l’évolution de la maladie ?

J’aimerais y retourner, oui. Je pense qu’on a besoin d’une plus grande compréhension de l’aspect social qu’a eu Ebola. Il y a eu beaucoup de survivants, ce qui est très heureux. Cependant, ces survivants ont énormément de problèmes pour se réintégrer dans la société. Beaucoup d’entre eux ont été mis à part, beaucoup d’entre eux ont été étiquetés comme « à risque ». Beaucoup ont perdu leur travail, les gens évitent de passer devant leur maison, certains refusent de leur vendre de la nourriture. On en parle moins, mais l’épidémie est toujours présente et il faut continuer à éduquer les gens pour changer les modes de vie et pour s’assurer que cela ne se reproduise pas à nouveau. Il faut aussi faire savoir au monde que ces gens subissent encore les conséquences de ce qu’il s’est passé. Nous, les journalistes, les photographes, c’est notre responsabilité de retourner dans ces endroits et de continuer à couvrir ce sujet.

Vous avez reçu le Visa d’Or de la presse quotidienne pour votre travail au New York Times. C’est quelque chose de positif pour vous ? C’est une reconnaissance de la difficulté de votre travail et de l’importance du virus Ebola ?

C’est toujours un honneur d’être reconnu pour son travail. J’espère que cela va attirer un peu plus l’attention sur les personnes qui figurent sur ces photos et que cela va maintenir ce problème sous les feux de l’actualité et aussi dans l’esprit des gens.

Est-ce qu’il ya eu des moments sur le terrain où vous avez senti que la situation échappait à tout contrôle ?

Oui. Durant la période entre la troisième semaine d’août et les premières semaines de septembre (2014, ndlr) à Monrovia. De nombreux hôpitaux ont fermé, les centres de fortune pour traiter Ebola situés à côté des hôpitaux ou des églises aussi. Le système de santé de Monrovia était déjà fragile après plusieurs années de guerre et n’étaient absolument pas outillé pour faire face à un tel nombre de malades. Les organisations internationales comme MSF avaient une centaine de lits quand on est arrivés, tous les centres de traitement étaient complets. Il y avait des gens qui gisaient dehors, qui mouraient durant leur transport à l’hôpital, qui mouraient dans leur maison. Il a donc fallu du temps pour pouvoir commencer à traiter tous ces gens mais aussi pour assurer la sécurité des travailleurs de la santé. Il y avait tellement de précautions à prendre.

La troisième semaine d’août et durant tout le mois de septembre, j’ai vraiment pensé que non seulement il n'y aurait pas de diminution du nombre de victimes, mais que cela allait encore empirer. Il y avait des gens qui tiraient des corps dans la rue et qui les laissaient là, juste pour les sortir de leur quartier, car les cadavres étaient une source de propagation du virus. Et il a vraiment fallu toute la mobilisation de la communauté internationale pour que ça s'améliore un peu. Mais cela prend du temps. Tout prend du temps, ne serait-ce que pour être en mesure d’augmenter le nombre de lits disponibles. Mais il fallait aussi que des personnels de santé entraînés et préparés arrivent. Et je peux vous dire qu’il n’y avait pas énormément de volontaires pour prendre le risque. Il y avait beaucoup d’hystérie, y compris en Europe et aux Etats-Unis, et cela a dissuadé beaucoup de potentiels volontaires de venir. Donc je ne pensais pas que le nombre de malades allait diminuer et j’ai pensé, durant cette période précise, que tout allait empirer, effectivement.

Et fort heureusement, cela n’a pas été le cas…

Oui, fort heureusement, le virus a cessé de se propager plus loin à partir de la fin septembre et durant le mois d’octobre. C’était encore présent, mais le nombre des personnes atteintes a commencé à baisser. Cela a pris du temps à la population pour changer ses comportements et son mode de vie. Il avait eu beaucoup de déni jusqu’à ce moment-là. Les gens refusaient de voir la réalité en face. Il a fallu qu’ils voient les gens mourir dans leur propre voisinage, voir mourir leurs proches pour qu’ils prennent réellement conscience de la gravité de la situation. Je me souviens d’un homme, Joseph Bimbo, qui a perdu dix-sept membres de sa famille. Il a fallu des drames comme celui-là pour que les gens voient la réalité en face et se disent que les choses devaient changer.

Mais cela ne pouvait arriver qu’avec le temps. Et par les témoignages qui se sont répétés. C’est la mobilisation des communautés dans chaque quartier, dans chaque village, en allant de maison en maison, de porte à porte qui a permis d’informer les populations et de créer des réseaux d’entraide pour pouvoir alerter les services de santé. Ce fut un moment tout à fait critique dans le puzzle qui a fait que les choses prennent un tour plus favorable. A partir d’un certain moment, les gens ont commencé à savoir quoi faire quand quelqu’un tombait malade : alerter les organismes de santé, mettre les malades en quarantaine, s’assurer qu’ils ne sortent pas de chez eux afin de ne pas propager la maladie. Et quand il y avait un mort, déplacer le cadavre rapidement. Il y avait des survivants. Mais beaucoup avaient peur de venir dans les centres de traitement contre Ebola car tout ce qu’ils voyaient, c’étaient des membres de leur famille y aller et en ressortir les pieds devant.

Parlez-nous de la vie quotidienne d’un photographe dans un tel environnement. Comment transmettre vos photos, comment travailler dans la chaleur l’humidité, prendre soin de soi-même et de son matériel ?

Il a fallu créer un système collectif, mais beaucoup de gens – du moins ceux qui le pouvaient – sont partis de Monrovia dès qu’ils ont pu. Beaucoup de commerces ont fermé mais un certain nombre d’hôtels sont restés ouverts. On a donc réussi à rester dans des hôtels. On s’y est mis à plusieurs pour mettre en place un système de coopération, un réseau de soutien : un chauffeur que nous avons gardé durant toute la mission, des journalistes locaux et internationaux dont un journaliste australien qui avait habité Monrovia durant plusieurs années.

Et nous nous parlions tous les jours pour nous assurer de la sécurité de tous ceux qui travaillaient avec nous, c’était très important. Nous avions des vaporisateurs de chlore dans nos sacs à dos, le chauffeur s’assurait de notre sécurité. Dès que nous allions dans un quartier, il nous vaporisait les mains et les chaussures avec du chlore. Dès que nous allions dans des endroits publics, nous disposions des seaux avec du chlore pour pouvoir y plonger nos chaussures. Nous avions du désinfectant pour les mains aussi. Il fallait absolument changer nos habitudes pour s’assurer de notre propre sécurité. Dans ma chambre, je faisais toujours très attention où je posais mes chaussures, je posais mes vêtements à un autre coin de la pièce, puis j’allais directement sous la douche. J’avais mis au point une routine, comme je suis sûr beaucoup d’autres gens dans mon cas ont fait. C’est devenu un rituel quotidien et nous avons toujours fait attention à ne pas nous montrer négligents.

Cela reste jusqu’ici votre reportage le plus compliqué ?

Oui, certainement. A la fois physiquement et émotionnellement. Quand vous êtes dans une situation où vous ne voyez pas la lumière au bout du tunnel et où vous commencez à perdre espoir, c’est parfois difficile de demeurer alerte mentalement, de rester vigilant et de vous assurer que vous êtes en sécurité, de continuer à avancer et de faire tout simplement votre travail de photojournaliste.

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