David Grossman est l’un des romanciers les plus remarquables de la modernité israélienne. Ses romans disent le mal-être israélien et mettent le doigt là où ça fait mal : la mémoire juive, les relations avec les Palestiniens, la guerre, l’image d’Israël dans le monde. C’est aussi un romancier engagé qui milite pour la paix à travers ses écrits, ainsi qu’au sein du mouvement « La Paix maintenant » qui s’oppose à la politique de la colonisation et qui demande instamment au gouvernement israélien de négocier avec les Palestiniens les conditions d’une paix durable.
Venu à Paris en septembre pour la campagne de lancement de son nouveau livre, il a rappelé la position qu’il défend avec d’autres écrivains et intellectuels de son pays : « Israël a besoin d’une armée forte, mais l’armée ne peut pas être une finalité en soi. La finalité, c’est de faire d’Israël un pays normal, confiant dans son avenir et où la population a le sentiment d’être chez soi. Or soixante ans après la création d’Israël, nous n’avons jamais été aussi loin qu’aujourd’hui de la réalisation du rêve des pères fondateurs d’un foyer national pour le peuple juif. La solution passe par la négociation et des compromis. »
Un roman étrangement prémonitoire
Plus autofictionnel que ses précédents livres, le nouvel opus de l’Israélien qui vient de paraître en français occupe une place singulière dans l’œuvre de David Grossman, riche de huit ouvrages de fiction et de plusieurs essais. L’homme était en train d’écrire Une femme fuyant l’annonce depuis trois ans et trois mois lorsque, en 2006, son plus jeune fils, Uri, qui faisait son service militaire dans les blindés, a été tué. La division dont il faisait partie était engagée dans une guerre meurtrière sur le territoire ennemi, en l’occurrence dans le Sud-Liban, lorsque son tank a été touché par une roquette, tuant tous les membres de son équipage.
Une femme fuyant l’annonce est un roman étrangement prémonitoire puisqu’il raconte l’angoisse et la souffrance d’une mère israélienne dont le fils est parti à la guerre. Elle a la prémonition de la mort prochaine de son fils et vit dans l’angoisse de voir d’un moment à l’autre le messager de l’armée venir frapper à sa porte. C’est pendant la nuit que l’officier de l’armée est venu sonner chez les Grossman. Et en allant lui ouvrir la porte, le romancier se souvient s’être dit : « Ca y est, ma vie est finie ! »
Mais non, la vie n’était pas finie pour les Grossman. Le couple, qui a deux autres enfants, ont fait le choix courageux de vivre. David Grossman a même réussi à mener à bout le roman qu’il était en train d’écrire avant le drame. Il ne pensait pas pouvoir le sauver. C’est son ami Amos Oz, autre grand romancier israélien, venu lui rendre visite pendant la semaine du deuil traditionnel juif, qui a insisté pour qu’il aille jusqu’au bout de son projet romanesque. « C’est lui qui te sauvera », aurait déclaré Oz à son ami.
« Ce retour à l’écriture a été un des moments les plus mémorables de ma vie », a déclaré le romancier dans une interview au quotidien londonien Guardian. « J’avais le sentiment d’avoir survécu à un tremblement de terre. Comme si ma maison s’était effondrée et que j’étais en train de réunir les briques une par une. J’avais l’impression de reconstruire ma maison lorsque je me suis mis de nouveau à raconter le récit dans des phrases précises, à imaginer des personnages et des situations en leur insufflant la vie. Je luttais à ma manière contre la force gravitationnelle du deuil. »
L’état de guerre éternelle
Au cœur des romans de Grossman, la thématique de ce que les Israéliens appellent pudiquement la « situation », « hamatzav » en hébreu. La guerre, la vulnérabilité malgré la force des armes, les incertitudes de l’avenir… Le lecteur retrouve ces éléments qui sont devenus la marque de fabrique de la littérature israélienne dans le nouveau roman de l’Israélien, Une femme fuyant l’annonce. Ora est le nom de la femme du titre. Elle fuit l’annonce de la mort de son fils mobilisé pour cause de guerre. Pour exorciser sa peur, Ora s’en va de sa maison et entreprend un long voyage à travers le pays. Superstitieuse sans doute comme toutes les mères du monde quand il s’agit du bien-être de leur progéniture, elle imagine que rien ne pourra arriver à son fils puisqu’elle ne sera pas là pour réceptionner la mauvaise nouvelle ! Elle croit aussi pouvoir protéger son fils en racontant les moments importants de sa vie à son compagnon de voyage Avram, son amour de jeunesse. Celui-ci est aussi le père biologique de son fils, mais les deux ne se sont jamais rencontrés. En racontant le fils au père, elle les rapproche, mais aussi d’une certaine façon, elle les fait renaître, les libérant de la malédiction domestique qui pesait sur eux et les séparait. Elle les fait exister en tant qu’individus, père, fils, les arrachant à cette identité collective qu’impose l’état de guerre éternelle dans laquelle vivent les Israéliens.
Ce nouveau roman de David Grossman est aussi un hommage à la femme israélienne. Sa protagoniste Ora, mot qui signifie « lumière » en hébreu, illumine réellement ces pages par sa force de résistance, par sa générosité, voire même par sa pensée magique empreinte de tendresse et d’empathie. Comparée par Paul Auster à Emma Bovary et à Anna Karénine, Ora fait déjà partie des personnages iconiques et inoubliables des lettres mondiales.
Une femme fuyant l’annonce, par David Grossman. Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Paris, Le Seuil, 666 pages.