La souris de Plantu, le chat de Gelluck, les mauvaises filles de Ramize Erer, cela s’appelle une caricature, un dessin pour la presse, un cartoon ou tout simplement un terrain de liberté. Une de ces caricatures exposées dans Dessins de presse à la Une dévoile une femme recouverte de blessures et de pansements : « Ha, ha. Tu ne peux plus me battre, il n’y a plus de place » nous raconte la bulle. Un dessin de Ramize Erer qui s’exprime depuis dix ans avec une très grande liberté dans le quotidien turque Radikal. « Avec mes caricatures, je donne aux femmes le sens de la liberté, elles se sentent plus fortes. Avec une caricature, je peux changer toute la vie d’une femme ».
Je dessine… ils brûlent
Un trait sur la table de dessin peut changer un destin. Souvent contre la volonté du dessinateur rappelle l’affaire des « caricatures de Mohammed » en 2005. Derrière une porte avec des ciseaux géants, l’exposition réunit une collection de dessins interdits ou persécutés. Le droit à la caricature est bafoué, muselé, limité, entravé dans des nombreux pays du monde. « Je dessine, tu dessines, il dessine, nous dessinons, vous dessinez… ils brûlent » se moque l’Algérien Dilem de l’atmosphère liberticide qui règne dans son pays. Le dessinateur était plusieurs fois condamné en Algérie. « Mon rêve, c’est que je puisse – comme un dessinateur en France – me réveiller le matin et ne pas me dire si je fais un général ou le président ou un chef d’un parti islamiste, je risque soit la prison soit carrément de mourir. Je ne suis pas Zorro ou un Va-t-en-guerre. Croyez-moi, je ne suis pas le premier à aller éteindre un feu, mais c’est lié à la liberté de s’exprimer. Je veux qu’un Algérien puisse dire ce qu’il pense des Algériens, du pouvoir algérien, des généraux algériens, des islamistes algériens, quand il veut et de la manière qu’il juge bonne pour lui. Je veux que les gens se disent qu’il n’y a pas que des Danois qui ont osé critiquer l’extrémisme dans la religion, il y a aussi des Algériens qui peuvent rire de leur religion. »
Dessinateur de presse : bouclier contre le pouvoir
« Laisse penser ton crayon ! » Cette jolie phrase domine les cimaises à l’entrée de l’exposition. Mais le fond rouge signale : Attention ! Zone dangereuse ! La caricature dans la presse, ce ne sont pas des traits innocents sur une page blanche. Les dessinateurs grattent avec un simple crayon les points faibles du pouvoir et font remonter en surface les réflexes pavloviens de la censure chez certains politiques, religieux ou militaires. « Moi, je peux dire : un vrai dessinateur de presse au Maroc, on l’utilise comme un bouclier contre le pouvoir, témoigne le dessinateur marocain, Khalid Gueddar, condamné en novembre 2009 à quatre ans de prison avec sursis pour une caricature sur la famille royale et une autre caricature sur le roi Mohamed VI publiée sur un site français d’informations, Bakchich : C’est toujours le dessinateur qui reçoit les coups, parce qu’il est le seul qui peut s’exprimer avec sa manière de dessiner. C’est le seul qui peut briser certains tabous, dont on ne peut pas parler dans un article. Le dessinateur prend plus de risques qu’un journaliste en Maroc. C’est mon cas, je l’ai vécu. » Ainsi, suite aux accusations, Khalid Gueddar avait perdu son travail aux deux quotidiens marocains pour lesquels il travaillait – sept mois avant la décision du tribunal !
Définir un dessin de presse, c’est mission impossible
Pour expliquer et éclairer le grand travail en amont des dessinateurs de presse, il y a des extraits audio et vidéo, des croquis, des dessins, des peintures, des photos, même le bureau de Plantu était reconstitué pour l’occasion. Tout cela montre ô combien la voie lactée des dessinateurs de presse est peuplé d’autres planètes et univers. « Je fais des éditoriaux dessinés » explique Michel Kichka, dessinateur de presse à Jérusalem. « Dans un dessin de presse, on est très exposé et on est complètement à nu. Comment on sait où sont nos limites ? On le sait le jour où on les dépasse. » A la question de définir son travail, Chaunu, le caricaturiste du journal Ouest-France, répond : « Ecoutez, je ne sais pas. C’est un mystère. Le dessin de presse, c’est un truc totalement incroyable. Imaginez un petit bout d’humour qui s’appuie sur la vérité, un petit bout d’humour dessiné et en même temps qui a obligation d’illustrer quelque chose de réel. Donc, c’est un mystère, un dessin de presse. On tolère qu’il ait dans un journal qui est l’espace de la vérité, de l’information, un truc qui ne dit pas totalement la vérité. Donc, définir un dessin de presse, c’est déjà mission impossible. »
Réfléchir avec les visiteurs jusqu’où on peut aller
Les dessinateurs n’ont pas seulement en commun de travailler pratiquement tous avec l’encre de Chine, avec un crayon numérique sur une feuille blanche. Beaucoup d’entre eux sont confrontés à la censure et à la tentation de l’autocensure, déclare Plantu, figure phare de la caricature en France. Le dessinateur du Monde avait créé en 2006 l’association Cartooning for peace (« Dessiner pour la paix ») qui rassemble des dessinateurs chrétiens, juifs, musulmans, agnostiques, mormons. « Ici, aux Champs libres de Rennes, on réfléchit avec les visiteurs jusqu’où on peut aller ? C’est drôle, parce que les tabous il y en a partout. En Nouvelle-Zélande, on n’a pas le droit de se moquer de l’équipe de rugby, les All Blacks. C’est ahurissant ! Nous, on peut se moquer des rugbymen. Mais en France il y a plusieurs d’autres tabous. Par exemple, il y a un tabou de se moquer du syndicat de l’imprimerie, le syndicat du Livre. Dans un journal comme Le Monde, c’est impossible. Si je fais le dessin et il est publié il y aura une grève pas seulement au Monde, mais une grève nationale. Donc, on a compris qu’il fallait mieux ne pas le faire. Cela s’appelle un gros tabou. Moi, j’appelle cela aussi une censure. »
Sur la carte mondiale des tabous de Reporters sans frontières, la France, n’arrive qu’en 43e position à cause des tensions entre la presse et les autorités de la République comme des plaintes, des mise en examens, des pressions accrues contre des journalistes et la réforme de l’audiovisuel public, qui renforcerait l’emprise du pouvoir sur les télévisions et radios du service public.