De notre correspondant à Taipei,
Les premiers mois, Alexis Pedronan a d’abord serré les dents. « J’étais venu à Taïwan pour gagner de l’argent, je savais que ça allait être difficile. » Rien n’avait découragé ce jeune Philippin de 27 ans au regard tendre et à l’allure fluette de venir travailler à Taïwan. Pas les 70 000 pesos [1 200 euros] exigés par une agence de recrutement aux Philippines. Ni même la confiscation de son passeport après son arrivée à Taïwan. Le dortoir exigu et sans fenêtre dans lequel on l’avait entassé avec quinze autres travailleurs l’avait à peine fait ciller.
De nombreuses pratiques illégales
Mais l’employeur d’Alexis a franchi une ligne rouge. « On a décidé de porter plainte lorsque nos heures supplémentaires [trois par jour] ont cessé d’être payées ». C’est qu’à Quezon, dans la banlieue de Manille, sa femme et ses deux enfants comptent sur ses envois d’argent. « Il y avait aussi des déductions pour le logement, l’eau, l’air conditionné, la nourriture ou encore l’électricité », liste-t-il d’une voix calme, précise. À la fin du mois, Alexis recevait 18 000 dollars taïwanais, soit environ 540 euros. Une peau de chagrin au regard des 11 heures passées quotidiennement le long d’une chaîne de montage pour composants électroniques.
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Après le dépôt de leur plainte, Alexis et 11 de ses collègues ont trouvé refuge dans un centre d’hébergement de la Serve the People Association (SPA), dans la banlieue de Taipei. Assis sur l’un des canapés dépareillés du salon, le directeur Lennon Ying-Dah Wong écoute d’une oreille attentive le récit d’Alexis. « La majorité de ces pratiques sont illégales, mais cela arrive tout le temps à Taïwan », souffle-t-il. L’association a ouvert depuis 2014 trois lieux d’accueil pour les travailleurs ayant porté plainte contre leur employeur. Pour des raisons de sécurité, leurs emplacements sont tenus secrets. Rétention de passeports, signature de documents illégaux, heures supplémentaires impayées ou logements indécents : la liste des irrégularités recensées par Lennon en cinq ans est longue.
Taïwan au cœur de l'industrie électronique
Depuis les années 1990, Taïwan a ouvert son marché du travail à une main-d’œuvre étrangère peu qualifiée afin de répondre aux besoins de son industrie, notamment électronique. L’archipel produit en effet 70% des semi-conducteurs employés dans le monde, élément de base de tout smartphone ou d’ordinateur. « L’exemple type, c'est bien sûr l’iPhone, explicite Roy-Chun Lee, vice-directeur de l’Institut de recherche en économie de Chung-Hua. Les circuits sont désignés par Apple, en Californie, mais manufacturés par les industries taïwanaises. L'assemblage final a lieu en Chine et tout est renvoyé par bateau aux États-Unis. »
Pour l’aider à remplir son rôle dans cette chaîne de valeur mondiale, Taïwan accueille aujourd’hui plus de 700 000 travailleurs étrangers originaires des Philippines, d’Indonésie, de Thaïlande ou encore du Vietnam. Parmi eux, 420 000 exercent dans le secteur industriel, dont une partie dans la pêche et la construction. « La plupart de ces migrants font partie de l’industrie dite des "3D" : difficile, dangereuse et dévalorisée », expose Jing-Ru Wu, membre du Réseau d’émancipation des travailleurs migrants. L’archipel compte également 200 000 auxiliaires de vie et domestiques étrangers au service de sa population vieillissante. Exclus du Code du travail, leur situation n’est guère plus reluisante avec un salaire minimum fixé à 500 euros par mois. Là encore, les abus et les mauvais traitements sont légion.
Les « brokers », des intermédiaires peu scrupuleux
Attirés par les salaires taïwanais, ces travailleurs se plient à des conditions de travail rudes, souvent à la limite de la légalité. Dale, Philippin de 30 ans hébergé par la SPA, n’avait jamais mis les pieds sur un chalutier avant son arrivée à Taïwan. « Le patron nous forçait à aller en mer à n’importe quelle heure, pendant plusieurs jours, même lorsque les conditions en mer étaient dangereuses, explique-t-il à voix basse, casquette vissée sur le crâne. C’était impossible de refuser, car on était logé sur le bateau. » Début octobre, un pont s’était effondré dans la ville côtière de Yilan, tuant six pêcheurs philippins et indonésiens. Comme Dale, tous étaient logés dans des bateaux amarrés sous le pont.
Malgré les protestations des milieux militants, les avancées sont maigres tant les bénéfices sont nombreux côté taïwanais. Un système d’intermédiaires privés, les « brokers », défend âprement sa part du gâteau. « Les gens appellent ces agences des vampires. Elles prennent de l’argent chaque mois à ces travailleurs sans quasiment aucun service en retour », décrit Jing-Ru Wu, du Réseau d’émancipation des travailleurs migrants. Ces sociétés offrent généralement un service clé en main aux employeurs taïwanais, depuis le recrutement dans les pays d’origine par le biais de sociétés partenaires jusqu’au logement. Et se rémunèrent ensuite en piochant chaque mois une cinquantaine d’euros dans la poche des travailleurs. Taïwan compterait environ 1 500 entreprises de ce type pour un marché annuel de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’euros.
Une inertie politique sur les travailleurs étrangers
Dans les bureaux du Parti démocrate progressiste taïwanais (PDP) au pouvoir, Chia-Feng Leou, responsable du département de politiques publiques, reconnaît une forme d’inertie face au poids économique de ces acteurs : « C’est un dossier où il y a beaucoup de parties prenantes et ces migrants fournissent un travail très efficace et à coûts réduits. Dès qu’on propose de faire davantage pour les protéger, les employeurs nous répondent : "Attention à notre développement économique !" » Depuis sa victoire au scrutin général de 2016, le PDP a pourtant concédé quelques avancées, notamment en interdisant l’expulsion des migrants le lendemain de la fin de leur contrat. Mais le système des brokers ou l’exclusion des employés domestiques du Code du travail demeurent : « Notre objectif est d’atteindre les standards internationaux, mais on ne peut pas exiger que les choses changent du jour au lendemain ! »
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Au fil du temps, ces travailleurs étrangers deviennent pourtant une composante à part entière de la société taïwanaise, et donc aussi de potentiels électeurs. En 2018, près de 9 000 mariages mixtes entre des Taïwanais et des ressortissants d’Asie du Sud-Est ont ainsi été célébrés. Signe de cette évolution, l’actuelle présidente a récemment édité une vidéo de sa campagne électorale pour les élections de janvier 2020 en plusieurs langues, dont l’indonésien et le vietnamien. « Ces nouveaux arrivants forment une grande famille de notre pays », assure la légende de la vidéo.