Au Pakistan, des youtubeurs se moquent impunément de l’ex-Premier ministre

Le Pakistan a changé de Premier ministre la semaine dernière après l’annonce de la destitution par la Cour Suprême de Nawaz Sharif, inquiété par une affaire de corruption. Son parti, la Ligue musulmane, reste au pouvoir puisqu’il a choisi pour lui succéder son ancien ministre du pétrole. Mais sur les réseaux sociaux, c’est surtout le leader de l’opposition, Imran Khan, qui remporte les suffrages. En témoigne un clip humoristique, visionnée plus d’un million de fois, où un groupe d’acteurs salue le combat contre la corruption d’Imran Khan.

La vidéo a été publiée le 29 juillet, dès le lendemain de l’annonce par la Cour suprême de la destitution du Premier ministre Nawaz Sharif, qui a démissionné dans la foulée. Face caméra, un des fondateurs des Karachi Vynz chante, accompagné des sept autres membres du groupe. Ils sont dans leur piscine, car l’idée de cette musique leur serait venue alors qu’ils étaient en vacances à la campagne. Un million de vue pour 200 millions de Pakistanais c’est assez peu, mais le chiffre prend tout son sens quand on considère que moins d’un sixième de la population a accès à internet.

L’air de Sonu Song est celui d’une chanson populaire venue d’Inde, ce qui n’est pas anodin au vu des mauvaises du pays relations entre l'Inde et le Pakistan. Là-bas, elle avait abondamment été reprise par des internautes, mais aussi par des célébrités. Ainsi, Malishka RJ, animatrice vedette d’une émission matinale d’une radio de Bombay (Mumbaï), l’avait chantée pour dénoncer le mauvais état des routes de la ville la plus peuplée d’Inde.

Les réseaux sociaux en lutte contre la corruption ?

La version des Karachi Vynz est en ourdou, la langue officielle du Pakistan. Les comédiens s’adressent au leader de l’opposition, Imran Khan, qu’ils appellent Immu. Ils expliquent qu’ils ont eu « raison de croire en lui », et que son « combat est juste ». Le combat de cette ancienne star du cricket convertie à la politique, c’est celui de la lutte contre la corruption.

Avec son parti, le PTI, Imran Khan a obtenu l’ouverture d’une procédure de destitution contre Nawaz Sharif, à la suite du scandale des Panama Papers, en avril 2016. Parmi les révélations de cette enquête coordonnée par le Centre international des journalistes d’investigations (ICIJ) dans plus de 80 pays, le nom de l’ex-Premier ministre apparaissait accolé à celui de ses enfants. Ces derniers l’auraient rémunéré via des sociétés implantées dans des pays du Golfe – une rémunération que n’aurait jamais déclarée l’homme fort de la Ligue musulman du Pakistan (PLM-N).

La destitution du Premier ministre Sharif, le 28 juillet, a donc pris le nom de « Panama verdict ». Si elle a fait l’objet d’une vidéo des Karachi Vynz, c’est qu’elle a surtout réjoui les jeunes et les classes moyennes urbanisées, très présents sur les réseaux sociaux et plutôt opposés au conservatisme de Nawaz Sharif. Un membre du groupe explique à la BBC : « On surveille ce qu’il se passe sur les réseaux, ensuite on en joue, pour faire quelque chose de drôle, d’intéressant, et d’amusant pour nos internautes. »

Des internautes, jeunes et citadins (à l’instar des Karachi Vynz), que l’opposition essaye de rallier à sa cause, explique Michael Kugelman, spécialiste de l’Asie au centre d’études Woodrow Wilson : « Le PTI d’Imran Khan a fait plus qu’aucun autre parti pour développer et maintenir une forte présence sur les réseaux sociaux. » Selon le chercheur américain, « Imran Khan lui-même est la personne qui a le plus de followers sur Twitter de tout le Pakistan. »

L’armée à la manoeuvre

Auprès du média pakistanais Dawn, les Karachi Vynz l’assurent, « Nous sommes neutres. Nous n’avons aucune affiliation politique. Si ce n’était pas Imran Khan mais une autre personne qui était dans l’actualité, on aurait écrit sur elle. » Mais il n’empêche : dans un pays où internet est surveillé, où les ONG dénoncent régulièrement des pressions contre les blogueurs indépendants et les médias (le Pakistan est classé 139e sur 180 par RSF selon son indice de liberté de la presse), et où la plateforme YouTube a été fermé à plusieurs reprises, cette chanson a de quoi étonner.

Les Karachi Vynz sont plutôt adeptes de petits clips comiques, et sont plus habitués à filmer leurs vacances qu’à faire de la politique. S’ils peuvent se moquer de Nawaz Sharif, et saluer le combat d’Imran Khan, c’est parce qu’ils sont tolérés par ceux qui tiennent les rênes du Pakistan : les militaires.

Se moquer de la corruption de l’ex-Premier ministre « C’est une façon de blâmer les hommes politiques civils et d’exonérer toutes les autres forces, notamment militaires, qui continuent en coulisse d’exercer une influence considérable, explique le directeur du Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po et spécialiste de l’Asie, Christophe Jaffrelot. Si on peut taper si allègrement sur un homme politique, c’est avec une forme de bénédiction des militaires. » Michael Kugelman abonde : « Sharif a beaucoup de soutiens, mais parmi les forces de sécurité, beaucoup ne l’apprécient pas et sont très heureux de le voir partir. »

L’histoire ne dit pas si les militaires ont apprécié le clip des Karachi Vynz. Pas plus qu’elle ne dit si l’armée, qui a lâché Nawaz Sharif et suscité sa destitution, soutiendra ou non le leader de l’opposition Imran Khan. « Dans le passé elle l’a utilisé pour affaiblir Nawaz Sharif. Il faudra attendre les élections générales de l’année prochaine pour voir si l’armée veut faire plus en sa faveur ou si elle le soutient comme la corde soutient le pendu », commente Christophe Jaffrelot, également auteur du livre Le Syndrome pakistanais.

Ironie du sort, le nouveau Premier ministre Shahid Khaqan Abbisi, proche de Nawaz Sharif et ancien ministre du pétrole de son gouvernement, a déjà fait part de sa volonté d’ouvrir une enquête contre Imran Khan, qu’il accuse de fraude fiscale. Reste à voir si les Karachi Vynz en feront une chanson.

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