Pour autant, New Delhi préfère de loin avoir des relations bilatérales avec les pays européens : elle n’a jamais vraiment compris le projet européen. « Même des gens très éduqués ont du mal à comprendre ce que c’est que cette Union européenne », explique le spécialiste de l’Inde, Olivier Da Lage, de RFI. « Ils disent : nous aussi, on est une mosaïque de pays, mais on est un pays en même temps, pourquoi l’Union européenne devrait être un pays, ce sont des pays. »
Il y a aussi, chez les décideurs indiens, cette conviction que la place qu’occupe aujourd’hui l’Europe dans les instances mondiales est largement supérieure à celle qui lui revient réellement. « Alors que, pour l’Inde, c’est tout le contraire », observe Olivier Da Lage. Côté européen, il y a aussi une certaine fascination pour la Chine, qui a un peu occulté ce que l’Inde représente ; les moyens financiers ne sont évidemment pas non plus les mêmes.
Un traité de libre-échange bloqué
Le traité de libre-échange entre l’Inde et l’UE, en discussion depuis dix ans, est le symbole de cette incompréhension. Côté indien, on veut faire venir en Europe un nombre plus grand d’ingénieurs informaticiens pour décrocher, grâce à cette présence, des contrats - c’est pour cette raison que les informaticiens indiens se sont si bien implantés aux Etats-Unis. Mais, du côté de Bruxelles, ça coince, parce que « l’Europe est très jalouse de ce genre d’accès », explique Christophe Jaffrelot, du CERI-Sciences po.
« De son côté, l’Inde ne veut pas baisser ses tarifs sur les produits industriels (et agricoles). Elle veut attirer des investissements industriels pour créer des emplois dans son pays, elle ne veut pas se trouver au contraire submergée par des produits industriels venant de l’extérieur », ajoute le chercheur. La visite de Narendra Modi ne devrait donc pas faire avancer les discussions sur le traité de libre-échange.
Des relations bilatérales soutenues
Par contre, au niveau des Etats et des entreprises, Européens et Indiens arrivent très bien à travailler ensemble : c’est pour cette raison que l’Europe est le premier partenaire économique de l’Inde. Narendra Modi privilégie les relations bilatérales, d’autant que, estime Oliver Da Lage, sa forte personnalité et son charisme sont un atout. Il visite donc, cette semaine, quatre pays européens. D’abord l’Allemagne, avec la classique visite à la chancelière allemande Angela Merkel, où l’on a évidemment surtout parlé économie. « Là, le bilatéral est important », explique Jean-Luc Racine du Céri, « puisque le Premier ministre indien sera de retour en Allemagne, à Hambourg, au mois de juillet pour le G20 ».
Ce mardi après-midi 30 mai 2017, Nardendra Modi est en Espagne, qui n’est pas un pays prioritaire pour l’Inde. Mais le Premier ministre indien participe à la deuxième grande rencontre entre patrons espagnols et indiens - la première avait été organisée l’an dernier.
Pour ce qui est de la France, elle a été rajoutée à la dernière seconde à l’agenda de Narendra Modi pour qu’il puisse rencontrer le nouveau président Emmanuel Macron. « La France, explique Christophe Jaffrelot, c’est parmi les Européens l’ami qui n’a jamais failli ». Après les essais nucléaires indiens de 1998, Paris n’a pas imposé de sanctions comme d’autres pays ou organisations dont l’Union européenne. Et New Delhi, aujourd’hui encore, lui en sait gré. La relation Inde-France est toujours très forte au plan stratégique, avec la livraison régulière de matériel militaire français à New Delhi - l’Inde est aujourd’hui le premier importateur d’armes au monde.
Mais la visite russe reste la plus importante de cette tournée européenne pour Narendra Modi : le Premier ministre indien est officiellement invité au Forum économique de Saint-Pétersbourg - une alternative russe à Davos. Les liens entre New Delhi et Moscou sont toujours forts, explique Jean-Luc Racine. Moscou est, lui aussi, un gros fournisseur d’armes pour New Delhi. Pour ce qui est du nucléaire civil, alors que les projets français et américains n’ont pas abouti, la Russie continue à augmenter le nombre de ses réacteurs en Inde. Par ailleurs, « Moscou est beaucoup plus active que par le passé sur la question de l’Afghanistan et se rapproche du Pakistan : autant de questions qui chiffonnent New Delhi et qui vont probablement être abordées discrètement en marge du Forum de Saint-Pétersbourg. »
Un espace pour l’Europe ?
Mais l’Inde est en train de repenser ses relations internationales, explique Christophe Jaffrelot : « Elle s’est rapprochée des Etats-Unis de manière accélérée, ce qui lui a aliéné la Russie qui s’est, elle, rapprochée de la Chine et, surtout, du Pakistan. Et maintenant avec Donald Trump, les Indiens ne sont pas sûrs d’avoir fait le bon choix car le président américain remet en cause l’accès des informaticiens indiens au marché des Etats-Unis, et c’est un problème pour la balance des paiements indienne ». Sans parler de la Chine. L’Inde se sent menacée par les projets chinois de refaire une « route de la soie » et de la doubler par une route maritime.
Dans ce contexte l’Inde « redécouvre l’Europe », selon Christophe Jaffrelot, et, de fait, visite quatre pays européens, une première pour Narendra Modi, ce qui ouvre peut-être des perspectives en termes de resserrement des liens stratégiques car l’Inde cherche à se doter d’une industrie de défense, et elle n’arrivera à le faire que si des étrangers investissent chez elle.