Doit-on croire l’armée quand elle dit que ce n’est pas un coup d’Etat ?
Sophie Boisseau du Rocher : On lui laisse un certain crédit. Néanmoins, le doute persiste quand même. Dans les prochains jours, l’armée va effectivement révéler ses véritables intentions et notamment à l’égard de ce gouvernement et de ce Premier ministre par intérim. Si elle le garde, effectivement on pourra penser que l’armée ne voudrait faire qu’une rapide incursion sur la scène politique thaïlandaise. Si, en revanche, elle le démet de ses fonctions, là l’armée avait des intentions et un calendrier caché.
L’état-major a invité les deux parties, « chemises jaunes », « chemises rouges », pro et anti-Thaksin à discuter. Pourquoi ça marcherait maintenant alors que cela fait des mois et des mois qu’ils échouent à discuter ?
Il faut arrêter de polariser le débat sur les pro et anti-Thaksin. Ce n’est pas une bonne perception en fait des enjeux. Le véritable enjeu, c’est de savoir si les règles du jeu politique, telles qu’elles fonctionnent en Thaïlande depuis près de cinquante ans et qui couronnent une alliance très étroite entre l’establishment, la monarchie et l’armée, peuvent être ou pas réformées ? C’est vraiment ça aujourd’hui, au-delà de la polarisation autour de Thaksin, l’enjeu du débat politique et l’enjeu de ce coup de force de l’armée. Est-ce qu’on va pouvoir réunir autour de la table des acteurs qui veulent ou refusent ces réformes ? C'est le point important. Jusqu’ici et d’une façon assez étonnante, c’est Suthep Thaugsuban, le leader du Conseil du Peuple, qui a mené ces manifestations anti-gouvernementales, qui refuse le dialogue. Donc les jeux politiques sont plus complexes que cela n’y paraît au premier abord. Et ce qui se joue véritablement, c’est la modernisation des pratiques politiques en Thaïlande.
Qui aujourd’hui incarne ce camp de la réforme ?
D’abord, il y a des rouges qui ne sont pas obligatoirement pro-Thaksin, mais qui réclament une évolution des règles du jeu politique, et notamment parmi les milieux académiques qui prennent note de l’évolution du royaume depuis cinquante ans, qui prennent note de l’émergence et de l’organisation d’une société civile et qui admettent que celle-ci a aujourd’hui voix au chapitre. C’est vraiment ça l’enjeu essentiel. Ce qui est fort dommage, c’est qu’il n’y a pas de personnalités politiques qui apparaissent encore clairement. Donc effectivement, on s’en tient toujours à cette traditionnelle dichotomie entre d’un côté les rouges et de l’autre côté, les jaunes. Mais ce qui apparaît quand même avec plus de netteté depuis quelques mois, c’est que ni le parti démocrate qui, grosso modo soutient les jaunes, ni le parti Pheu Thai qui est celui de l’ancienne Première ministre, Yingluck Shinawatra, ne vont véritablement apporter de réponses à cette demande de la société civile.
Le coup de force en tout cas de ce matin a pris les observateurs de court. Beaucoup n’y croyaient pas. Pourtant, le pays est habitué à ce genre de coup d’Etat. Qu’est-ce qui change aujourd’hui par rapport aux précédents mouvements d’humeur de l’armée ?
Le coup d’Etat était quand même attendu, d’une certaine façon. D’ailleurs, l’armée avait la semaine dernière pris position en disant qu’elle n’hésiterait pas à intervenir pour rétablir l’ordre et la sécurité, donc c’était déjà une annonce. Ce qui se passe, c’est que depuis plusieurs mois la Thaïlande est véritablement paralysée, que l’économie finit par être atteinte par ces troubles politiques. Il y a aujourd’hui une situation économique qui est très chancelante et que donc, sans avenir, sans sortie de crise visible, l’armée a préféré intervenir.
Peut-être a-t-elle bien fait à court terme... Mais ce qui est intéressant de voir, c’est qu'aujourd’hui, les rouges ont plutôt bien joué cette carte puisqu’en fait ils n’ont pas exacerbé les tensions qu’agitaient les jaunes devant eux, ils ne sont pas tombés dans le piège des jaunes. Et donc ils sont restés relativement calmes et relativement prudents, ce qui a précisément énervé les « chemises jaunes » qui voyaient bien qu’ils ne pouvaient pas tomber dans le piège d’une guerre civile ou d’un désordre généralisé qui aurait justifié précisément l’intervention de l’armée. Donc aujourd’hui, l’armée a un rôle essentiel. Contrairement à ce que dit le général Prayuth Chan-ocha, le chef d’état-major, on ne va pas régler rapidement le problème - ça fait quand même maintenant plusieurs années que ce problème affaiblit le royaume -, mais néanmoins si l’armée avait suffisamment d’autorité pour amener les différentes parties autour de la table des négociations et véritablement discuter d’un calendrier des réformes, alors oui la Thaïlande aurait une chance de s’en sortir.