Thaïlande: le gouvernement de Yingluck Shinawatra sous la menace

Le blocus de Bangkok qui a démarré lundi 13 janvier place l’opposition et la majorité dans un bras de fer dont l’issue sera forcément la victoire sans concession de l’un des deux camps, a prévenu Suteph Thaugsuban, leader des contestataires. Outre la pression de la rue, Yingluck Shinawatra, chef du gouvernement, fait face à celle des institutions. L’inquiétude sur les risques de dérapage grandit au-delà des frontières.

La protestation qui agite la Thaïlande depuis plus de deux mois est singulière. Alors que dans de nombreux pays, les citoyens se soulèvent pour réclamer la démocratie élective, les « chemises jaunes », menées par l’ancien vice-Premier ministre Suthep Thaugsuban, réclament la démission du gouvernement. Elles demandent aussi le report sine die des élections législatives et la mise en place d’un conseil du peuple, non élu, qui aurait pour mission de procéder à des réformes structurelles.

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Ces manifestants, explique Bruno Jetin, de l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-est contemporain à Bangkok, « sont sur le fond à l’opposé de ce qu’on connaît dans le reste du monde, ce sont des manifestants très conservateurs, contre la démocratie, et qui défendent les privilèges des couches les plus riches de la population ».

Aujourd’hui, une petite frange de citoyens déçus par le gouvernement a aussi rejoint le mouvement. Mais dans sa large majorité, ce dernier rejette en effet la démocratie élective, car elle porterait au pouvoir des affairistes corrompus. Le rejet des élections anticipées au 2 février s’explique en fait surtout par le fait que le Parti démocrate, fer-de-lance de l’opposition est quasiment assuré de perdre face au Pheu Thai, largement majoritaire dans le pays.

Un rejet viscéral de la famille Shinawatra

La crise a débuté à l’annonce début novembre d’un projet de loi d’amnistie, très vite retiré. Ce texte aurait permis le retour de Thaksin Shinawatra, ancien Premier ministre en exil depuis le coup d’État de 2006. Le milliardaire, poursuivi pour corruption et abus de pouvoir, est accusé de continuer à diriger le pays à travers sa sœur, la Première ministre Yingluck Shinawatra. La volonté des chemises jaunes d’en finir avec un clan soupçonné de vouloir faire main basse sur l’économie du pays ne date pas d’hier ; elle cimente plus que jamais le mouvement actuel.

Si les « chemises rouges », partisans des Shinawatra, sont majoritaires dans la population, les institutions en revanche sont en grande partie considérées comme favorables à l’opposition. A leur tête se trouvent encore beaucoup de hauts fonctionnaires nommés par les militaires après le coup d’État de 2006, ou qui en sont proches. « Au lieu d’œuvrer de façon impartiale à faire respecter l’ordre constitutionnel et la loi, elles jouent à fond le jeu des protestataires ce qui a pour résultat une sorte d’encerclement institutionnel du gouvernement pour le pousser à partir, explique Bruno Jetin, même si évidemment elles se parent d’une façade légale pour prononcer leurs jugements. »

La commission anticorruption menace de destituer 300 de députés, la justice repousse les audiences du leader de l’opposition Suthep Thaugsuban, accusé de meurtre dans la répression sanglante de 2010 contre les « chemises rouges », et la commission électorale a demandé au gouvernement le report du scrutin.

Risques de dérapage

Lundi matin, le général Prayuth, chef des armées, a réuni son état-major. Au départ très en retrait, l’armée a annoncé qu’elle interviendrait si besoin pour garantir l’ordre public. L’opposition dément que les militaires soient derrière le blocus, mais ces derniers, même s’ils ont établi d’assez bonnes relations avec le gouvernement, sont traditionnellement favorables aux « chemises jaunes ».

Le pays n’est donc pas à l’abri d’un énième coup d’État. Mais le principal risque d’embrasement est celui d’une confrontation directe entre partisans des deux camps. « Si les chemises rouges décident de se mobiliser à l’échelle nationale et fortement, notamment en cas de coup d’État militaire, on peut craindre cette fois-ci qu’il y ait une guerre civile au moins larvée en Thaïlande. Les chemises rouges sont très en colère à l’idée qu’une fois de plus, un gouvernement qu’ils ont contribué à élire démocratiquement il faut quand même le rappeler, en 2011 - ce n'est pas si loin que ça, soit destitué pour la troisième fois la force », anticipe Bruno Jetin.

Jusqu’à présent, et malgré l’annonce ce lundi de nombreux rassemblements des chemises rouges dans leurs fiefs du nord, les deux parties ont soigneusement évité une telle confrontation directe. Jusqu’à quand ? Les incertitudes qui planent sur le pays inquiètent au-delà des frontières, le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, a initié une médiation en fin de semaine dernière.


Des inquiétudes pour l’économie

La Thaïlande est la deuxième économie de la région. Les conséquences de l’agitation sur sa stabilité économique se font déjà sentir. La monnaie nationale, le baht, a atteint son plus bas niveau depuis 4 ans, et la bourse est en baisse. Pour les opposants, le ralentissement occasionné sera de courte durée. Il est vrai que par le passé, l’économie thaïlandaise a plutôt bien résisté aux soubresauts politiques. Mais aujourd’hui, le pays ne se porte pas aussi bien :

« La Thaïlande a connu un taux de croissance inférieur à 4% sur 2013, selon les premières estimations, ce qui est quand même faible pour une économie de ce type-là, explique l’économiste Françoise Nicolas, de l’Institut français des Relations internationales. Le pays a traversé par ailleurs une multitude de problèmes au cours de ces dernières années, l’instabilité de 2010, la crise économique globale, de graves inondations, et enfin le contrecoup du tremblement de terre au Japon, car l’économie du pays est très liée à l’économie nippone. Si l’on ajoute à tout cela de nouveaux problèmes politiques, alors la Thaïlande risque vraiment, si ce n’est un plongeon, un très net ralentissement. Or, ostensiblement, les manifestants font l’impasse sur ce risque. »

La puissante Fédération des industries thaïlandaises a fait part de sa préoccupation, et parmi les opposants, qui comptent dans leurs rangs l’élite urbaine et de nombreux entrepreneurs, des voix s’élèvent pour appeler le mouvement à la retenue.

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