Narendra Modi est la Catherine de Médicis de l’Inde ! Onze ans après les événements, son nom reste étroitement lié au pogrom tragique qui a ensanglanté en 2002 la province occidentale indienne, le Gujarat, et qui a coûté la vie à plus d’un millier d’hommes, de femmes et d’enfants, la plupart des musulmans. Chief minister (l'équivalent du Premier ministre) du Gujarat depuis 2001, ce militant de la suprématie hindoue est suspecté d’avoir encouragé sinon supervisé les violences meurtrières qui se sont déchaînées dans la capitale régionale, Ahmedabad, suite à la mort de 59 pèlerins hindous dans l’incendie d’un train. Les tribunaux n’ont jamais réussi à établir la responsabilité du chief minister en personne dans le déclenchement soi-disant « spontané » de ces émeutes anti-musulmanes. L’intéressé a bien entendu toujours démenti les accusations portées contre lui par la famille des victimes !
C’est cet homme de 62 ans qui vient d’être coopté par le Bharatiya Janata Party (BJP), le principal parti de l’opposition de l’Inde, d’obédience hindouiste, pour diriger sa campagne pour les élections législatives de 2014. Le conclave du BJP, qui s’est tenu à Goa le 9 juin, a aussi entériné l’entrée de Modi dans le comité parlementaire du parti, sa principale instance décisionnaire. Il s’agit d’un véritable adoubement, qui n’est pas passé inaperçu dans le pays car Modi polarise à l’extrême l’opinion publique indienne et la perspective de le voir jouer un rôle au niveau fédéral en cas de victoire de l’opposition hindouiste effraie la minorité musulmane, mais aussi le camp des laïcs ou « secularists » comme on les appelle en Inde.
Bon gestionnaire
Les Indiens iront aux urnes avant l’été 2014 pour élire un nouveau Parlement fédéral. Affaibli par une série d’affaires de corruption et de scandales, la coalition de centre-gauche dirigée par Manmohan Singh (parti du Congrès), qui gouverne le pays depuis dix ans, est menacée de déroute électorale. Le BJP qui a déjà été aux manettes à New Delhi au début de la décennie 2000 espère revenir au pouvoir, à la faveur de la disgrâce du gouvernement congressiste. Le choix de l’homme fort du Gujarat pour conduire la campagne électorale du BJP est un prélude à la désignation de celui-ci comme son candidat pour le poste de Premier ministre. En faisant ce choix, les instances dirigeantes du parti hindouiste ont voulu avant tout donner des gages à leur électorat « safran » (symbole des hindouistes) qui réclamait à cor et à cri l’arrivée de son poulain sur la scène politique fédérale.
Mais Narendra Modi a aussi des supporters en dehors de la frange d’extrémistes religieux qui constituent la base électorale du BJP. Le nombre de ces supporters hors champ fondamentaliste n’a cessé de s’accroître ces dernières années au fur et à mesure que le pouvoir central s’est enlisé dans des affaires de corruption impliquant des ministres et des bureaucrates, et les réformes économiques se sont essoufflées. En 2012, la croissance est tombée à 5%, son plus bas niveau depuis une décennie, alors qu’au dire même de son ministre de l’Economie, l’Inde a besoin d’une croissance annuelle de 8% pour pouvoir espérer sortir de la pauvreté ses millions qui vivent avec moins d’un dollar par jour.
Et pendant ce temps, le Gujarat de Modi affichait des taux de croissance proches de 10% et attirait des investisseurs du monde entier. Les Tata, les Ambani qui sont les fleurons du secteur privé indien, mais aussi les Ford, les Vodafone et autres industriels étrangers ne tarissent pas d’éloges pour la bonne gestion de ce chief minister hors du commun, pour les infrastructures de bon niveau et l’administration relativement honnête que celui-ci a su mettre en place au cours de ses trois mandats successifs à la tête du Gujarat. Les Gujratis dont le niveau de vie a nettement augmenté l’ont réélu en décembre dernier pour un quatrième mandat. Enfin, autre bonne nouvelle pour Modi, les Anglais et autres Européens sont en train d'alléger le dispositif de boycott économique et politique à son égard, qu'ils avaient mis en place après les émeutes anti-musulmanes de 2002. Ce sont les Anglais qui ont ouvert le ban en envoyant leur ambassadeur l'année dernière à Ahmedabad où il a été reçu par Modi.
Icône
La « success story » du Gujarat a fait de Modi un icône de la classe moyenne indienne. Celle-ci s’inquiète de voir la corruption et la passivité de l’élite politique traditionnelle vieillissante (l'âge moyen des ministres est de 70 ans) empêcher leur pays de progresser et rattraper son retard par rapport aux pays de l’Asie du Sud-Est. Le dynamisme de Modi et son image de fonceur moderniste les séduisent. Il est omniprésent sur les réseaux sociaux, instrumentalisés pour l'occasion pour chanter l’éloge du « vibrant Gujarat ». L'homme compte sur Twitter 1,5 million de suiveurs qui disent tous miser sur lui pour transformer leur Inde de rêve en réalité !
Né en 1950 dans une famille d’épiciers, issu lui-même de la classe moyenne laborieuse, l'aspirant Premier ministre comprend l’impatience de cette jeunesse indienne montante, pressée de s’enrichir, mais il n’est pas sûr que l’Inde dont il rêve soit au diapason des aspirations de ses suiveurs sur Twitter. Le Gujarat post-indépendance, où Narendra Modi a grandi, est tiraillé entre la vision de l’Inde non-violente de Gandhi qui, lui aussi, était un natif du Gujarat, et les nationalistes hindous qui voyaient la partition de leur pays comme une indépendance volée. Politisé, le jeune Modi a très tôt rejoint les rangs de l’organisation hindouiste d’extrême-droite connue sous le nom de Rashtriya Swayamsevak Sang (RSS), particulièrement active au Gujarat. C’est au sein du RSS dont le BJP est le bras politique que Modi s’est formé à la politique, faisant sienne le rêve de ses fondateurs de promouvoir le nationalisme hindouiste jusqu’à en faire la religion d’Etat. Son action politique au sein du BJP auquel il adhère dès 1987, s’inscrit dans cette logique, tout comme le pogrom contre les musulmans qu’il a laissé faire trois jours durant dans la capitale de son Etat.
Ce radicalisme de l'ancien propagandiste du RSS inquiète jusque dans son parti dont les dirigeants ont été profondément divisés sur la question de la désignation de Modi comme candidat de l’opposition à la primature. Le patriarche fondateur du BJP, L.K. Advani a démissionné de ses différentes responsabilités au sein de la formation hindouiste, avant de faire machine arrière. Plus inquiétante pour le BJP, la grogne de ses alliés qui contestent la désignation de Modi comme candidat pour le poste de Premier ministre. L'un d'eux vient de mettre en exécution sa menace, en se retirant du front commun des partis de droite dirigé par la formation hindouiste. Au pouvoir dans l'Etat du Bihar, le parti déserteur, le Janata Dal, craint de voir dans son fief du nord ses électeurs musulmans lui retirer la confiance. Les musulmans, qui représentent 15% de la population indienne, jouent le rôle de « faiseur de roi » dans près de 200 circonscriptions parlementaires sur le total de 547 que compte l’Inde. Dans ces conditions, la solution pour Modi pourrait passer par la présentation des excuses solennelles à la communauté musulmane. Jusqu’ici, celui-ci s’est bien gardé de le faire de peur d’aliéner l’extrême droite hindoue qui est sa véritable famille idéologique. Il espère aussi que son bilan positif à la tête du gouvernement du Gujarat ferait oublier son passé.
Mais qui se souvient des exceptionnelles compétences de gouvernance de Catherine de Médicis qui, l'Histoire ne l'a pas oublié, laissa faire les instigateurs de Saint-Barthélemy !