De notre correspondant en Inde
Il est sept heures du soir, et les grands lampadaires diffusent une lumière pale qui se brise sur les silhouettes des passants anonymes, formant de longues ombres sur le pavé de l’arrêt de bus de Malviya Nagar, dans le sud huppé de New Delhi.
Dressée dans cette nuit hivernale, Twinkle, une jolie et jeune étudiante de 21 ans, est recouverte d’un épais pull en laine et d’une écharpe qui dissimulent ses formes. Elle étire les bras contre son corps, et enfouit ses mains dans les poches de son pantalon bleu. Son regard fixe est concentré sur un bus qui tarde.
Tout autour d’elle, des hommes, uniquement des hommes. « À cette heure-ci, vous ne verrez pas de femmes, lâche-t-elle rapidement, comme une évidence, sans perdre de vue son objectif. Un autobus vert surgit soudainement, les portes déjà béantes sur la foule compressée du soir. « Venez », lance-t-elle avant de partir à l’assaut. Ici commence le combat routinier de cette jeune femme lâchée dans un monde d’hommes.
Pendant une demi-heure, Twinkle voyagera serrée contre des mâles qui n’hésiteront pas à la regarder vulgairement, à se frotter contre elle voire à lui pincer les fesses, sans aucune gêne. « Pour eux, nous ne sommes rien, lâche-t-elle avec dégoût, une fois descendue. Je me sens tellement humiliée que j’ai envie de laver tout mon corps ».
Une génération révoltée
Comme des milliers d’autres femmes de sa génération, cette étudiante en sociologie a pris la rue d’assaut, au lendemain du viol collectif d’une étudiante le dimanche 16 décembre 2012 au soir, survenu dans un bus privé du sud de New Delhi. C’est d’abord l’horreur du crime qui les a révoltés : cette nuit-là, les six hommes ivres ont battu son compagnon, avant de violer la femme de 23 ans et de brutaliser ses parties intimes à l’aide d’une barre de fer.
C’était le viol de trop, et il a libéré toute la rage de la jeunesse indienne contre un modèle traditionnel et patriarcal imposant généralement aux femmes de devenir la propriété des hommes et, bien souvent, de subir le viol en silence. Des jeunes hommes ont alors rejoint en masse les manifestantes, brisant les barrières de genre. Ce mouvement n’était plus celui des féministes, ou des femmes, mais d’une génération en passe de changer le visage de l’Inde, dans un pays où la moitié de la population est âgée de moins de 25 ans.
650 plaintes pour viol en 2012 uniquement à New Delhi
Le lieu de cette catharsis n’était pas neutre : New Delhi est la métropole indienne qui compte le plus de viols enregistrés - 650 plaintes en 2012, en croissance de 25% en quatre ans. Au niveau national, 24 206 plaintes pour viol ont été enregistrées en 2011, soit plus de deux agressions par heure. Un chiffre à multiplier par trois si l’on intègre d’autres types d’harcèlements ou agressions sexuelles.
À cela, il faut également ajouter les milliers d’attaques annuelles et de défigurations de femmes à l’acide commises par des hommes éconduits, de « crimes d’honneur » contre des couples qui ont cru en leur amour et se sont élevés contre les règles claniques ou d’avortements de fœtus féminins, pour comprendre que le terreau était largement fertile pour une telle révolution. L’Inde a en effet été classée comme le 5e pays du monde le plus dangereux pour les femmes, par la fondation Trustlaw.
Cette prise de conscience actuelle est avant tout urbaine - ce qui n’intègre aujourd’hui qu’un tiers de la population indienne - et se fracasse contre les valeurs et intentions d’une classe politique âgée en moyenne de plus de 50 ans. Mais ce mouvement ne s’éteindra pas et ces élus devront maintenant trouver la voie d’une réforme de société qui s’annonce très longue.
La commission Verma, mise en place par le gouvernement suite au viol, lui a donné de nombreuses pistes dans un rapport de 650 pages publié le 23 janvier, qui fera date : ces éminents juristes proposent entre autres de créer de nouveaux délits pour les cas de voyeurisme ou de harcèlement, de reconnaître les viols conjugaux, qui toucheraient une femme mariée sur dix mais ne peuvent être punis et de faire juger les affaires de viols par des femmes. Les cartes sont maintenant dans les mains du gouvernement qui, à un an des élections nationales, est sommé d’agir s’il veut reconquérir la jeunesse du pays.
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Chanson composée en l’honneur de la jeune étudiante violée ici ou ici