Les soldats américains surnomment la zone « The Ville » : deux rues de restaurants, bars et clubs qui leur sont réservés, à proximité de la base américaine de Dongducheon, à quelques kilomètres de la frontière avec la Corée du Nord.
Dans ces clubs, sur un fond de musique techno, une dizaine de jeunes Philippines en mini-jupe s’assoient à côté des soldats et se font offrir des verres. Et gare à celles qui ne remplissent pas leurs quotas mensuels : « beaucoup sont alors obligées de fournir des services sexuels », explique Park Su-mi, directrice de My sister’s home, un refuge pour les victimes d’exploitation sexuelle.
« Ces femmes sont attirées en Corée par la fausse promesse d’un contrat de chanteuse et se retrouvent prises dans un système élaboré de prostitution forcée », rajoute Park Su-mi, qui évalue leur nombre à environ 3 000. La plupart sont d’origine philippine. Leur salaire mensuel oscille entre 200 et 300 euros par mois.
« Je chantais dans un groupe aux Philippines. Un jour, dans un bar, un client sud-coréen m’a demandé : tu veux chanter dans mon pays ? », témoigne une victime hébergée par My sister’s home. « J’avais besoin d’argent pour mon fils. J’ai signé un contrat, et j’ai reçu mon visa de travail coréen. Mais quand je suis arrivée ici, je me suis retrouvée dans un club où j’étais obligée de tenir compagnie aux soldats américains. J’ai été forcée de coucher avec eux ».
Il est difficile à ces femmes d’échapper à leurs proxénètes. La plupart se font confisquer leur passeport. Très surveillées, elles dorment dans leur club. Une rupture de contrat est assortie de pénalités exorbitantes et leurs proches sont connus des agents recruteurs aux Philippines : « si elles s’enfuient, cela peut mettre en danger leur famille », souligne Park Su-mi.
Une partie d’entre elles savent sans doute ce qui les attend avant de prendre l’avion pour Séoul. Mais cela ne fait aucune différence au regard de la loi internationale : « cette supercherie sur les termes et les conditions de leur travail constitue un trafic d’êtres humains », dénonce Norma Kang Muico, d’Amnesty International, auteur d’un long rapport sur le sujet.
Le gouvernement sud-coréen délivre pourtant à ces femmes des visas de travail, baptisés « E6 », et réservés aux migrants qui exercent des activités artistiques.
En juillet 2011, un rapport de la Convention de l’ONU pour l’élimination de toute forme de discrimination contre les femmes s’inquiète de l’utilisation de ce programme E6 à des fins d’exploitation sexuelle. L’organisation enjoint le gouvernement coréen de prendre les mesures nécessaires empêcher ces abus.
Sans succès. « Nous constatons un manque absolu de volonté politique », accuse Norma Kang Muico. « Les employeurs coréens continuent donc d’exploiter ces femmes sans craindre d’être inquiétés par les autorités ».
« Femmes de réconfort » : une idée qui a la vie dure
La prostitution autour des bases américaines en Corée du Sud remonte à la fin de la guerre de Corée (1950-1953). Selon les témoignages des prostituées coréennes de l’époque, les gouvernements sud-coréen et américain avaient alors institutionnalisé un système de maisons closes destinées aux soldats US.
Avec le développement économique rapide du pays, les prostituées coréennes font alors place à des Russes, premières bénéficiaires du fameux visa E6. Au début des années 2000, le système fait scandale, les Russes se voient exclues du programme E6… et sont depuis remplacées par des Philippines. « Elles ne coûtent pas cher, et elles parlent anglais », remarque Park Su-mi.
Le gouvernement philippin a réagi. Depuis 2006, Manille interdit à ses ressortissantes dotées d’un visa E6 de se rendre en Corée du Sud si leur contrat de travail n’a pas été approuvé par ses soins. Mais ces efforts n’ont permis qu’une diminution des arrivées : en 2010, 2 002 Philippines (contre 2 505 en 2009) sont entrées sur le sol coréen avec un visa E6. Seules 323 avaient un contrat de travail jugé honnête.
L’armée américaine de son côté interdit désormais à ses soldats de se rendre dans une soixantaine d’établissements où la prostitution a été avérée.
« Le gouvernement connaît le problème. Cela fait 10 ans que notre association soulève la question », rappelle Park Su-mi. « Nous avons soumis au Parlement une proposition de loi destinée à protéger ces femmes, mais les députés ne montrent pas beaucoup d’intérêt », regrette So Ra-mi, de l’ONG sud-coréenne Gongam.
La Corée du Sud n’est pourtant pas insensible au problème de l’esclavage sexuel militaire : pendant la Seconde Guerre mondiale, des dizaines de milliers de Coréennes, baptisées « femmes de réconfort », ont été enrôlées de force dans les maisons closes de l’armée impériale japonaise. Séoul continue de faire pression sur le Japon pour que ce dernier reconnaisse ses responsabilités historiques.
Pour Ahn Seon-mi, porte-parole d’une association de femmes de réconfort , n’y voit aucune différence : « les esclaves sexuelles de l’armée japonaise et le problème des visas E6 appartiennent au même courant de l’histoire coréenne. Ce système E6 est une forme contemporaine d’esclavage sexuel ».