11-Septembre : l’Asie du Sud ébranlée

A l’heure où le souvenir des attaques contre les Etats-Unis résonne en écho autour de la planète, la commémoration de ces dix dernières années passées sous le signe de la guerre contre le terrorisme prend des airs de bilan. Pourtant la guerre n’est pas finie, la situation politique de l’Afghanistan, cœur historique du conflit, n’est pas réglée et la problématique régionale, profondément troublée par l’aventure, est surtout riche d’incertitudes.

Outre l’effet produit par le dixième anniversaire, et le tapage qu’il suscite, cette impression est accentuée par un certain nombre d’événements récents qui incitent à considérer cette année 2011 comme une sorte de tournant dans le conflit. La mise à mort d’Oussama ben Laden, le 2 mai 2011 dans une ville de garnison pakistanaise où il était secrètement réfugié, y contribue certainement. Mais c’est surtout le départ récemment entamé des troupes étrangères, et leur retrait total confirmé pour 2014, qui indique que ce dossier est entré dans une nouvelle phase qui devra tenir compte du fait que le paysage politique de l’Asie du Sud a été profondément labouré et transformé par ces dix années de conflit. 

L’Amérique elle-même n’est plus la même. Washington, attaquée au cœur, a traversé une aventure intérieure qui l’a profondément ébranlée. Les libertés publiques ont été mises sous surveillance. Elle s’est laissé entraîner hors des sentiers balisés par les garde-fous démocratiques, et a embarqué certains de ses alliés dans des épisodes douteux, extrajudiciaires. Sur le champ de bataille, elle a appris que la guerre n’est pas qu’une affaire de brutes et qu’il n’y a pas de véritable bénéfice militaire à terrasser l’ennemi si l’action n’est pas accompagnée d’un volet civil et d’une volonté de « gagner les cœurs ».

Néocolonialisme pakistanais
 

Lorsque Washington déclenche l’offensive en Afghanistan, le 7 octobre 2001 sous le nom d’opération Enduring Freedom, les Etats-Unis disposent avec le Pakistan d’un vieux complice dans la région. Lors de la guerre froide, Islamabad a été au cœur du dispositif occidental visant à accueillir, armer et former les « combattants de la liberté » dont la mission était d’entraver la conquête soviétique de l’Afghanistan et l’accès de Moscou aux « mers chaudes ». C’est à ce titre qu’Américains et Pakistanais ont encouragé la construction d’une alternative politico-militaire djihadiste en Afghanistan et contribué à légitimer et installer un régime religieux de nature autoritaire à Kaboul.

Mais le Pakistan est aussi un allié animé d’une dynamique singulière, en fonction d’intérêts régionaux qui vont, au fil du temps et du déroulement des opérations, révéler leur mécanique propre. C’est en effet pour des raisons historiques et pour répondre à ses impératifs de sécurité dans le conflit qui l’oppose à l’Inde depuis la décolonisation et la partition de l’Empire britannique, en 1947, qu’Islamabad a favorisé l’installation à Kaboul d’un régime islamiste. L’objectif essentiel est qu’il ne fraternise surtout pas avec l’ennemi indien laïc, qu’il neutralise les revendications territoriales afghanes sur les provinces pachtounes du Pakistan et qu’il soulage l’armée pakistanaise d’une éventuelle menace en cas de crise militaire avec New Delhi.

Pour Islamabad, il y a une nécessité de nature stratégique à conserver à ses frontières un Afghanistan vassalisé. Et les talibans sont, à cet égard, les meilleurs outils de sa politique néocolonialiste puisque, du point de vue pakistanais, un Afghanistan indépendant, c’est un allié de l’Inde. Ce qui n’était pas prévu, et que personne n’a voulu véritablement prendre en considération, c’est que les talibans ont été « débordés » par l’organisation terroriste al-Qaïda.

Choisir son camp

A la fin de l’année 2001, face à la puissance de feu de la coalition internationale, les talibans sont militairement défaits. Leurs combattants sont contraints de s’enfuir vers les zones tribales pakistanaises voisines où ils vont établir leurs bases arrières. Le chef de l’Etat pakistanais de l’époque, le général Pervez Musharraf, est sommé de choisir son camp. Naturellement, il réaffirme l’alliance qui lie son pays à Washington.

Mais après des décennies d’islamisation consciencieusement entretenue de la société et de la vie politique pakistanaises, sa décision va plonger le pays dans une période d’instabilité qui confine aujourd’hui encore à la guerre civile. Et qui fait désormais douter Washington de la solidité, voire de la loyauté, de son allié. Et ainsi, tout à coup, le grand conflit historique de l’Asie du Sud, celui qui oppose l’Inde et le Pakistan, revient en force, au premier plan, élément incontournable de toute réflexion sur l’évolution politique régionale.

Les Américains ont-ils compris que rien ne sera jamais possible dans la région hors du règlement du conflit indo-pakistanais ? En tout cas c’est dans ce contexte que l’on assiste en 2008 au rapprochement inédit de l’Inde et des Etats-Unis. Rapprochement diplomatique, économique, nucléaire (en dépit de la fermeté des autorités indiennes campées sur leur décision de ne rien céder sur leur programme militaire).
 

Ce n’est pas un retournement d’alliance, mais cette brusque déclaration d’amitié entre les deux capitales est forcément interprétée comme menaçante pour la composante militaire du pouvoir pakistanais qui pèse d’un poids considérable sur l’échiquier politique national. Pourtant, sans préjuger de l’influence américaine dans cette affaire, c’est dans cette atmosphère que vont finalement reprendre les pourparlers entre Islamabad et New Delhi, malgré les provocations régulières et les attentats visant à torpiller toute tentative de rapprochement entre les deux capitales.

L'ami chinois

Face à cette évolution qui témoigne de la fragilité des relations internationales les plus anciennes et les plus solides, le Pakistan, de plus en plus critiqué par les députés américains, doit rappeler à Washington qu’il ne manquerait pas d’amis au cas où la crise de confiance viendrait à aboutir à un vaste bouleversement géostratégique. La Chine est là, fidèle ami d’Islamabad et adversaire régional de l’Inde avec qui elle est en concurrence sur les marchés afghans, avec qui elle entretient un conflit de frontières ancien, tandis que New Delhi accueille le chef spirituel des Tibétains sur ses terres.

Pékin a déjà beaucoup fait pour Islamabad, malgré ses craintes de la menace islamiste qui l’effraye tant sur sa frontière occidentale en raison d’une minorité Ouïghour qu’elle peine à apprivoiser dans la province du Xinjiang. Elle a même vraisemblablement aidé, avec la Corée du Nord, son ingénieur atomiste Abdul Qadeer Khan à établir l’équilibre régional de la terreur en lui fournissant les plans de sa bombe atomique et de ses vecteurs. La Chine est probablement le meilleur « plan B » du Pakistan si Washington venait, hypothèse néanmoins improbable, à faire défection.

Les talibans libérés d’al-Qaïda
 

L’Afghanistan, enfin. Au cours de ces trente dernières années, les Afghans ont connu vingt ans de guerre (1979/1989 ; 2001/2011). Entre les deux, ce fut guerre civile et/ou tyrannie. L’actuel régime, soutenu militairement et financièrement par les Occidentaux, est marqué par des scandales de corruption qui entachent tout l’édifice démocratique qui sert de support idéologique à l’intervention étrangère. Après dix ans de mise en œuvre de moyens exorbitants, le réseau terroriste al-Qaïda n’exerce plus ni la capacité de nuisance qui avait donné lieu aux attentats terroristes, ni la même fascination sur les « masses arabes », comme en témoignent les derniers épisodes tunisien, égyptien, libyen, syrien, bahreïni, yéménite, etc. A cet égard, en défiant l’Amérique en un combat symétrique le 11 septembre 2001, al-Qaïda est tombé dans le piège qu’il croyait tendre aux Occidentaux et s’est tiré une balle dans le pied. L’organisation terroriste a perdu sa base afghane.

L’intervention étrangère a permis le recentrage du conflit sur des critères nationaux et, dans une certaine mesure, a libéré les talibans afghans d’al-Qaïda. Avec le départ programmé des troupes de la Force internationale d’assistance et de sécurité, ils sont à l’offensive. Ils savent désormais qu’ils ne seront pas défaits militairement et qu’ils font donc partie de l’avenir politique de leur pays. Pour autant, le départ programmé des soldats étrangers ne signe pas la fin de l’activité militaire. Une armée afghane est en cours de formation accélérée et nombre de spécialistes et d’observateurs s’accordent pour estimer que les perspectives sont très encourageantes. Quant à savoir quel aura été le bénéfice en termes d’éducation, santé, logement, emploi et niveau de vie pour le peuple afghan…

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