Colombie: «Matar a Jesús» de Laura Mora, filmer pour exorciser la douleur

Un nouveau film colombien s'invite sur les écrans en France à partir de ce mercredi 8 mai. «Matar a Jesús», filmé à Medellin, la deuxième ville du pays, met en scène deux adolescents pris dans un engrenage de meurtre et de vengeance. Comment briser le cercle infernal de la violence en Colombie ? C'est l'une des questions posées par ce film découvert au festival de San Sebastián et que développe Laura Mora que nous avons rencontrée au festival Cinélatino* à Toulouse en avril.

C'est le deuxième long-métrage de fiction de la jeune réalisatrice colombienne Laura Mora et c'est encore la Colombie et ses plaies qu'elle gratte. Si dans son premier film (Antes del fuego) elle mettait en scène la prise du palais de justice de Bogota par la guérilla du M19 en 1985 qui se termina en bain de sang, une répression pour laquelle Juan Manuel Santos, alors président, demanda pardon au nom de l'État colombien, dans ce dernier long-métrage c'est une histoire plus intime qu'elle raconte.

Une violence qui déshumanise

Laura Mora s'inspire de la disparition tragique de son père, assassiné à Medellin en 2002. Le film lui est dédié. La réalisatrice avait alors vingt ans et sa douleur et son sentiment d'injustice de l'époque, c'est la jeune Natasha Jaramillo alias Paula, qui l'incarne dans le film. Comment la vie de Paula/Lita, jeune étudiante cool, inconsciente - dont le « seul souci est de prendre le bus pour aller à l'université », se moque son père - née dans une famille bourgeoise éclairée, brutalement bascule. Comment prend-elle en pleine figure la réalité de son pays : violence gratuite, impunité, corruption de l'appareil policier et judiciaire... Mais aussi conscience des différentes formes de violence existantes : violence de la misère, violence des inégalités sociales et des enfances brisées. Une société déshumanisée, sans compassion aussi à force de tant de chagrins.

Un film qu'elle a porté pendant dix ans, nous raconte Laura Mora, lorsque nous la rencontrons à Cinélatino. Dix années d'écriture, « très dures », d'abord en forme d'auto-thérapie pour exorciser le chagrin et la colère, puis en tant que scénario de film. Laura Mora, qui a quitté la Colombie peu après la mort de son père pour s'installer en Australie et faire des études de cinéma, y fait un rêve. Un jeune garçon s'assoit à côté d'elle et lui dit : « je m'appelle Jesús et j'ai tué ton père ». À partir de ce rêve, elle entamera une correspondance avec ce Jésus imaginaire. Ce sera conversaciones con Jesús, la future charpente du film. Dans le scénario, Paula/Laura retrouve l'assassin présumé de son père, Jesús donc, fait sa connaissance et décide de venger la mort de son père.

Vivre et mourir à Medellin

Il y a en réalité trois personnages dans ce film : Paula, Jésus et Medellin, sa ville natale. « Une ville très intense, très particulière ». Celle aussi de Pablo Escobar (Laura Mora a réalisé l'un des épisodes du feuilleton qui lui a été consacré en Colombie), un lieu où « la mafia et le narcotrafic ont mis en place un langage de violence propre ». Une ville chaotique, bruyante où musique, pétards (c'est Noël) et coups de feu forment une bande-son assourdissante. Paula et Jesús écument à moto ses ruelles et collines et parfois s'en échappent pour la contempler depuis les hauteurs, comme pour reprendre souffle avant de replonger dans les entrailles de l'enfer urbain. C'est là que je monte pour oublier mes problèmes, confie Jesús à Paula.

Laura Mora a filmé dans plusieurs quartiers populaires et périphériques de Medellin pour raconter la vie de Jesús de sorte qu'il ne soit pas possible pour le spectateur d'identifier de quel quartier il vient. Jesús est un sicario, un tueur à gages, un gamin perdu de Medellin, figure littéraire et cinématographique, s'il en est. On se souvient du livre et du film La vierge des sicaires d'un autre Medellinois, Fernando Vallejo. Le personnage est magnifiquement interprété par Giovanny Rodriguez, qui raconte sa propre histoire en fait. Le jeune garçon - aucun des deux interprètes n'est acteur professionnel - a d'ailleurs été récompensé pour son travail au dernier festival du film de Guadalajara, au Mexique.

Michel Foucault s'invite à Medellin

Tous deux se sont appropriés leurs rôles, sans lire le scénario. Laura Mora leur racontait l'histoire, par épisodes, comme on lit un conte à des enfants. Et ensuite, eux la mettaient en musique avec leurs mots. Cela donne un caractère presque documentaire au film, notamment dans les dialogues. La production a d'ailleurs jugé utile de sous-titrer les dialogues en Espagne et dans certains pays d'Amérique latine tant ils sont « natifs », nous explique la réalisatrice. Une relation complexe s'établit au fil de la narration: Paula et Jesús se cherchent, s'apprivoisent comme des insectes qui se touchent du bout de leurs antennes, tant ils appartiennent à des mondes différents.

« Le monde n'est pas blanc ou noir, il est gris, plein de nuances, c'est ça que je voulais raconter dans mon film », nous explique Laura Mora qui dit être une « survivante », grâce à l'écriture, grâce au film et à son cheminement. La jeune Paula cherchait un coupable. Elle trouvera en fait sur son chemin beaucoup de questions et de doutes. Hay que mantener viva la inquietud : il faut persister dans le questionnement, cette phrase prêtée au philosophe Michel Foucault, était le mantra du père de Laura/Paula et c'est l'une des clés de ce film coup de poing.

* un entretien réalisé avec Maria Carolina Piña de la rédaction en langue espagnole de RFI dont la chronique est à lire et écouter ici : 'Matar a Jesús', una película sobre el dolor y la venganza

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