Une barque glisse sur le fleuve. Coassements des grenouilles, clapotis de l'eau, crissements des insectes. Il fait nuit noire. L'eau et le fleuve sont omniprésents dans le film de Beatriz Seigner. Normal, l'action se passe sur une île, régulièrement submergée par les flots de l'Amazone, à la triple frontière entre le Brésil, la Colombie et le Pérou. Mais l'eau a également une symbolique très forte. Dans toutes les cultures, l'eau est principe de vie, symbole de fécondité, de purification. Mais l'eau est également dormante ou morte. C'est la source claire qui irrigue la terre, fait pousser légumes et fruits, mais aussi le sombre Styx sur lequel Charon le passeur emporte les âmes des morts qui auront une sépulture dans la mythologie grecque.
Amparo et ses deux enfants, Flavio, petit garçon déluré et espiègle, et Nuria, gamine mutique aux grands yeux effrayés, débarquent sur l'île où ils sont accueillis par une tante âgée. On apprend très vite l'histoire d'Amparo sur fond de récit radiophonique des négociations de paix avec la guérilla des FARC à La Havane. C'est la première partie du récit, qui pose le cadre. Son mari, Adam, et sa fille ont disparu, emportés par un glissement de terrain, dans une région où la guérilla et les paramilitaires au service d'une compagnie pétrolière s'affrontent. Épouse d'un guérillero, menacée de mort, Amparo a dû chercher refuge sur ce petit territoire aquatique qui n'appartient à aucun État, en attendant un hypothétique accueil au Brésil.
Amparo se débrouille tant bien que mal : elle ne peut pas être pêcheuse parce qu'elle a peur de l'eau, alors elle sera portefaix, un métier d'homme, porteuse de lourds ballots de poissons congelés ; faute d'argent pour payer la recherche des corps, elle doit céder son droit aux indemnités pour ses proches disparus à un avocat ; comme toutes les mamans, elle se bagarre avec son gamin pour lui faire entendre raison. Elle est dans des stratégies de survie comme tous les déplacés de tous les conflits du monde et évolue, comme beaucoup de Colombiens, au milieu des fantômes de ses disparus. Des présences silencieuses qui s'invitent à table, une caresse consolatrice au reflet absent dans le miroir, le souvenir d'un geste tendre... Des scènes intimes magnifiquement interprétées et filmées. Des séquences nocturnes, éclairées à la bougie ou au feu de la cuisinière comme si la chaleur et la douceur de leur lumière sur les peaux cuivrées pouvaient reconstruire cette famille détruite.
Amparo, interprétée par la comédienne colombienne Marleyda Soto que l'on avait déjà vue notamment dans La tierra y la sombra, est une magnifique et pudique mère courage. Clin d'oeil de l'actualité : une séquence télévisée dans laquelle une représentante des FARC à La Havane explique le rôle des femmes dans la construction de la paix. Elle est entourée d'acteurs le plus souvent non professionnels, les habitants de cette isla Fantasia, convoitée par les promoteurs immobiliers. Une île peuplée de fantômes, souffle son amie à la petite Nuria. Les deux fillettes se glissent en cachette, la nuit et en barque, à une réunion de ces fantômes. « C'est pour parler du traité de paix et savoir ce qu'en pensent les morts », explique l'enfant. Vivants et disparus se retrouvent dans une assemblée de village, face caméra, pour débattre du pardon, de la douleur de ceux qui restent, de la souffrance de ceux qui sont morts loin des leurs. Qui est quoi ? « De la part des vivants, je voudrais savoir de quoi vous avez besoin pour être en paix », demande la vieille tante d'Amparo aux morts.
Les eaux profondes et noires de l'Amazone pourront peut-être refermer les blessures. Nuria et son père auront une sépulture. « À tous ceux qui se battront avant nous et à tous ceux qui se battront après », a posé en forme d'épitaphe la réalisatrice Beatriz Seigner. Un film dans lequel le fantastique - belle trouvaille que ces fluorescences dont sont parés les morts - adoucit la cruauté du réel. Un récit au fil de l'eau et des émotions, entre le silence forcé de ceux que la guerre a fait taire et le silence douloureux de ceux qui ont tout perdu.