De notre correspondante en Argentine,
Lucas Richardi se penche, l’air concentré, sur l’une des dix cuves de raisin en cours de fermentation. Dans quelques jours, le jus pourra en être extrait et mis en tonneau. L’air de la pièce, dont la température est réglée à 30°C, est saturé d’arômes sucrés et acides. « Là, on a du malbec, ça c’est du cabernet-sauvignon… », énumère le jeune œnologue qui nous fait visiter les locaux de Casa Tano, situés dans un ancien atelier de peinture au cœur de la ville de Godoy Cruz, dans la province viticole de Mendoza (ouest de l’Argentine).
C’est sur ces terres ensoleillées, au pied de la cordillère des Andes, qu’est produite la majorité du vin argentin. Des centaines de bodegas, maisons spécialisées de toutes tailles, y cultivent ou achètent du raisin aux producteurs des environs, avant de fabriquer un vin destiné, en majeure partie, au marché intérieur.
À contre-courant de l’industrie vitivinicole argentine, Casa Tano conçoit et produit un vin à l’image de son consommateur, personnalisable à souhait. « C’est un projet fondé sur l’amitié », explique Lucas Richardi. Avec son associé Cristián Santos, 30 ans tous les deux, il a fondé en 2010 Casa Tano, un nom qui fait écho à leurs origines italiennes (« Tano » est un surnom donné aux « italianos », nombreux à s’être installés en Argentine au début du XXe siècle).
Les clients contrôlent chaque étape de fabrication
Concrètement, les clients, souvent des groupes d’amis de cinq à dix personnes, contrôlent chaque étape de la fabrication du vin. « On démarre avec le cépage, en leur faisant goûter plusieurs choses, parfois à l’aveugle. Les gens sont surpris, ils se découvrent souvent des goûts ». L’Argentine est connue pour son malbec - un cépage puissant et fruité -, mais elle produit aussi du merlot, du syrah, du bonarda…
Lorsque les amis se sont mis d’accord sur un cépage - ou sur un assemblage - et un terroir (la région où est cultivé le raisin), ils font confiance à l’expertise des jeunes œnologues pour la réalisation. Soit un processus qui requiert du temps. « L’œnologie, c’est l’art de la patience », aiment rappeler fabricants et amateurs de vin de la région. Ici, il faut attendre au minimum un an pour que le vin « vieillisse » en fût de chêne, puis quatre à six mois en bouteille avant de pouvoir sortir le tire-bouchon.
La consommation de la « boisson d'Argentine » a chuté de 12 litres en 11 ans
Attendre ne fait pas peur à Javier et Arturo, deux habitants de Godoy Cruz qui en sont à leur deuxième cuvée fabriquée avec Casa Tano. Ce soir, autour d’un bon barbecue au feu de bois, ils vont recevoir leur nouvelle production.
Baptisé Tabano (« taon »), ce mélange de malbec et de bonarda sera étiqueté à la main : le design de l’étiquette, bleue et noire où se dessine la silhouette d’un taon, a également été choisi par leur groupe de neuf amis. « C’est une belle initiative, juge Arturo, la trentaine, moi qui n’y connaissais presque rien, je sais apprécier le vin maintenant, je sais quoi acheter en magasin. »
Alors que le vin est de plus en plus délaissé par les Argentins, Casa Tano se présente comme une initiative salutaire pour le secteur. La consommation de la « boisson nationale d’Argentine » a chuté à 18 litres par habitant l’an dernier, contre 30 en 2007 et 90 dans les années 1970. Une baisse due à de multiples facteurs, notamment au boom de la bière, qui s’impose de plus en plus dans les bars et remplace progressivement le vin sur les tables des familles et amis argentins.
« Démystifier » le vin et le rendre à nouveau populaire
« Il faut remettre le vin à la mode, le rendre plus accessible, estime Lucas Richardi. Cette boisson a été longtemps vue de manière élitiste. Le vin, c’est de l’art, oui, mais nous essayons de le démystifier pour nos clients. »
Mais c’est surtout la crise économique que le pays traverse en ce moment qui porte un coup à l’industrie vitivinicole. Alors que les Argentins ont perdu en moyenne 12% de pouvoir d’achat l’an dernier, le vin, dont les prix ont aussi été victimes de l’inflation (47% en 2018), ne trouve plus sa place dans le caddie de supermarché des familles. De quoi alarmer les producteurs, car 75% de la production viticole argentine se vend dans le pays. De nombreuses bodegas ont souffert des pertes, et certains producteurs de raisin ont dû vendre leurs terrains.
Une approche jeune et ouverte du vin
Au contraire, « Casa Tano a doublé son chiffre d’affaires l’an dernier », affirme Lucas Richardi. L’œnologue estime que la clé de leur succès réside dans leur approche jeune et originale : une fois par mois, Casa Tano ouvre au public les portes de son patio où l’on peut admirer « le cycle de la vigne », une fresque murale qui détaille les étapes de la fabrication du vin.
À mille lieues des offres onéreuses de dégustation et de repas de chef étoilé proposées par les bodegas de la région, Lucas et Cristián reçoivent les amateurs de vins dans une ambiance détendue et leur offrent tapas et empanadas (petits chaussons traditionnellement fourrés à la viande). « On laisse les gens profiter de leur soirée et on parle d’autre chose que du vin. Ça peut sembler bizarre pour une bodega, mais le vin parle de lui-même ! », sourit Lucas Richardi, qui porte tatoué au bras le slogan de la maison, « Vino por el Arte » (le vin pour l’art).
L’offre de Casa Tano s’adresse à tous les budgets : en s’associant avec plusieurs amis, le prix unitaire d’une bouteille personnalisée peut revenir à 250 pesos (5 euros), pour une production minimum de 300 bouteilles par groupe de clients. Cristián Santos espère que Casa Tano pourra aider, à son échelle, les Argentins à se réconcilier avec leur boisson nationale : « Quand les temps sont durs, les gens ont besoin de se faire plaisir, de s’octroyer au moins un petit caprice. Nous sommes là pour ça ! »
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