Elles s'appellent Chela, Chiquita, Angy ou encore Pati et Pituca. Des diminutifs qui pourraient s'appliquer à des petites filles, mais qui désignent des femmes d'âge mûr, voire même très mûr. Comme si l'horloge du temps qui passe s'était arrêtée ou comme si elles avaient décidé que le temps pour elles ne passerait pas. Un monde d'une opulence passée devenue un champ de ruines. Un univers défraîchi aux tapisseries de bouquets fanés comme Chela, filmée au plus près, sans maquillage.
Un monde d'apparences aussi qu'il faut sauver. Ruinées, Chela et Chiquita, un couple de femmes à l'écran, doivent peu à peu - discrètement - se séparer de leurs biens. Surtout des biens de Chela, d'un milieu plus aisé : le piano désaccordé, les verres en cristal de roche, le lustre-araignée, la table de la salle à manger en style néo-classique anglais comme il se doit dans les familles de la bourgeoisie paraguayenne.
Un monde exclusivement féminin
Pas d'hommes dans ce film si ce n'est en creux : un amant décevant que l'on plaque, un mari volage que l'on tue, un vendeur de hot dog... Un univers féminin qui fait écho à celui dans lequel le réalisateur a baigné dans son enfance au Paraguay, pays de culture machiste et répressive. Pour questionner la vie, le sens que l'on veut donner à son existence, la mort d'une relation amoureuse, il fallait mettre des femmes en scène, expliquait Marcelo Martinessi, en présentant le film à Berlin.
Un film intimiste, tourné avec peu de moyens et des comédiennes souvent non professionnelles comme Pati, l'employée de maison attentionnée, une voisine de Marcelo Martinessi, ou encore les vieilles commères auxquelles Chela sert de chauffeur de taxi, d'abord pour se faire un peu d'argent puis pour repousser les bornes de son univers. J'ai tourné dans mon quartier à Asunción, explique le réalisateur dont c'est le premier long métrage.
Chela, interprétée par Ana Brun, avocate dans la vraie vie et récompensée au festival de Berlin par l'Ours d'argent, est le personnage principal du film. Visage flou et regard bleu toujours un peu noyé, elle vit dans une demi-pénombre maussade, enfermée dans le huis clos de sa chambre, de l'atelier où elle peint des natures mortes, ne regardant le monde extérieur que par des portes entrebâillées.
La voiture, métaphore de l'ouverture au monde
Trente-cinq années de dictature militaire (1954-1989), celle d'Alfredo Stoessner, puis l'instabilité politique, ont marqué plusieurs générations au fer rouge de la peur et du conformisme social dont ces femmes sont le symbole. Mais, au fil du film, Chela s'enhardit au volant de la voiture, métaphore de son ouverture progressive au monde. Par petites touches, son horizon s'élargit et la palette de couleurs s'enrichit de lumière. Beau travail du directeur de la photographie, Luis Armando Arteaga, que nous avions déjà croisé sur Ixcanul et présent cette semaine avec un autre film, vénézuélien celui-là, La familia de Gustavo Rondon Cordova.
On sort de la maison, les murs tombent. Alors que Chiqui est en prison pour dettes, Chela rencontre Angy, une jeune femme dont la sensualité provocante la touche. Elle prend peu à peu confiance en elle, et c'est cette marche en avant que Marcelo Martinessi nous raconte. Le plateau du petit déjeuner, où le chapelet côtoie les pilules et l'eau pétillante, se brise. Il n'est jamais trop tard pour un nouveau départ, pose en préambule, le film.
Le regard posé sur ce petit monde étriqué par le réalisateur est tantôt grinçant, lorsque des vautours - encore des femmes de la bonne bourgeoisie - viennent se partager sans égard les dépouilles de la maison patricienne, ou drôle comme les commérages de Pituca, la vieille voisine de Chela. Un chapitre de l'histoire du Paraguay se termine, mais on ne sait trop quelle nouvelle page va s'écrire.
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