A leurs propos, la presse internationale ne manque pas de superlatif, tant l’histoire de ce couple si particulier a marqué la gouvernance de ce pays de 6 millions d’habitants dont un quart de la population vit en dessous du seuil de pauvreté (moins de 2 dollars par jour). Pour certains ce sont « les Ceausescu de l’Amérique centrale », en référence au couple dictatorial de Roumanie (1974-1989) de triste mémoire, mais cette comparaison ne dérange pas Rosario Murillo qui accepte volontiers d’être comparée à Elena Ceausescu.
Pour d’autres, ce sont les « Underwood du Nicaragua » en référence à Franck et Claire Underwood, duo machiavélique de la série américaine « House of Cards ». Mais au niveau national, c’est surtout l’épouse de Daniel Ortega que l’on affuble de surnoms : ses détracteurs considèrent que c’est elle qui dirige son mari et le pays; ils la surnomment « la chamucha » (la diablesse) ou « la bruja » (la sorcière) car ils lui prêtent, au-delà de ses apparences avec ses tenues colorées et ses bagues à chaque doigt, toute sorte de pouvoirs maléfiques.
De la révolution marxiste à l’économie de marché
On peut se demander comment Daniel Ortega, ce héros d’une authentique révolution populaire qui a triomphé de la dynastie dictatoriale des Somoza, en est arrivé, avec son épouse, à cet exercice vertical du pouvoir qui réprime si durement toute forme de protestation. La conversion de l’ex-guérillero marxiste à l’économie de marché est certainement une étape importante de cette transformation.
Le 19 juillet 1979, la lutte armée portée par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN), appuyé par une forte majorité du peuple nicaraguayen et le soutien de Cuba, renverse la famille Somoza au pouvoir depuis 1936. « El Commandante » Daniel Ortega, très admiratif du Che Guevara, mène la révolution nationaliste de gauche (sandiniste) contre la dictature et engage le pays dans de nombreuses transformations qui améliorent les conditions de vie de la population. Secrétaire général du FSLN depuis le 1er décembre 1979, il deviendra président du Nicaragua le 4 novembre 1984 (jusqu’en 1990). Daniel Ortega instaure un régime socialiste, met l’accent sur l’éducation et se lance comme à Cuba dans un programme d’alphabétisation, qui permet de faire tomber le taux d’analphabétisme de 50% à 13%.
Les améliorations se portent aussi sur les secteurs de la santé, du logement, sur les droits d’expression et le droit du travail. La peine de mort est abolie et l’homosexualité est dépénalisée. Les banques et plusieurs grosses entreprises industrielles, notamment dans l’agrobusiness, sont nationalisées. Mais la révolution et ses succès inquiètent : elle risque de faire des émules, en particulier au Salvador et au Guatemala. Cuba défie Washington et l’Amérique craint un développement de ces révolutions sur le continent.
D’autre part, au Nicaragua, la réforme agraire a été insuffisante. Les terres et les titres de propriété tant attendus par une grande partie de la population rurale n’ont pas été distribués de manière satisfaisante et la révolution a montré de graves limites qui ont divisé les populations rurales. Les ennemis intérieurs et extérieurs de la révolution se sont coalisés et ont formé, à l’initiative et grâce aux financements de Washington, une armée, « la contra », pour renverser le régime sandiniste.
La guerre entre les Sandinistes et les « contra » durera jusqu’en 1989. Elle se soldera par un accord entre les belligérants pour mettre fin aux hostilités et des élections générales organisées en avril 1990. La droite fait campagne sur le thème « si c’est le FSLN qui l’emporte les hostilités reprendront » ; le message porte et la population, épuisée par les combats, lui donne le pouvoir. Après cette victoire et malgré de multiples manifestations de protestation des sandinistes face à la nouvelle politique libérale, un virage à droite s’opère progressivement, sous la présidence de Violetta Chamorro qui fait entrer le Nicaragua dans une économie de marché.
Le pouvoir pour le pouvoir
Dans ce contexte et dans la perspective des élections de 1996, Daniel Ortega se lance dans une campagne pour briguer de nouveau la présidence et ne ménage pas ses efforts en direction de la grande bourgeoisie pour lui indiquer sa conversion en faveur de l’économie de marché, comme l’explique très bien l'universitaire Eric Toussaint dans un article très documenté du CADTM (Comité pour l'abolition des dettes illégitimes). Mais il ne recueillera que 33% des suffrages et se désistera derrière le candidat de la droite Arnoldo Aleman qui remporte les élections avec 51% des voix. Le FSLN se délite progressivement et Daniel Ortega en quête de pouvoir se lance dans toute sorte d’alliances, notamment avec le président Arnoldo Aleman. Comme le résume Eric Toussaint, à cette époque « Ortega s’éloignait toujours plus des positions de la gauche et centrait sa stratégie sur l’élargissement de son pouvoir. Il mettait l’accent sur le pouvoir pour le pouvoir ».
Le 10 janvier 2007, Daniel Ortega redevient président du Nicaragua en ayant donné des gages à des ennemis du sandinisme. En 2005, il se rapproche du cardinal ultra-conservateur Miguel Obando Y Bravo, lui présente ses excuses pour le traitement subi par l’Eglise au cours de la révolution, se convertit au catholicisme et lui demande de prononcer son mariage avec sa compagne, la poétesse Rosario Murillo qu’il a rencontrée en 1978 dans les rangs du FSLN. Il sera ensuite régulièrement réélu en 2006, en 2011 et en 2016, après avoir modifié la Constitution pour briguer de nouveaux mandats de cinq ans.
En avril 2018, Daniel Ortega mène une réforme sur les retraites, sur recommandation du Fonds monétaire international (FMI), qui consiste à augmenter les contributions des employeurs comme des salariés et à baisser de 5% le montant des retraites pour réduire le déficit de la sécurité sociale. Le projet déclenche des manifestations massives réprimées dans le sang qui feront plus de 280 morts et près de 2 000 blessés parmi des civils désarmés. Alvaro Gomez, un ancien membre du FSLN dont le fils a été tué le 21 avril déclare à l’AFP : « La famille Ortega-Murillo fait la même chose que les Somoza. Ils tuent les enfants et petits-enfants de ceux qui ont aidé Daniel Ortega à prendre le pouvoir en 1979 ». Le projet est retiré mais la population excédée par le régime demande le départ immédiat de Daniel Ortega et de son épouse la vice-présidente Rosario Murillo.
Le duo « diabolique »
Daniel Ortega ne se sépare jamais de sa vice-présidente qui n’est autre que son épouse Rosario Murillo. Omniprésente, elle est toujours là pour lui souffler à l’oreille, laissant entendre que c’est elle qui est véritablement à la manœuvre. Bien qu’impliquée dans toutes les décisions gouvernementales, celle que ses détracteurs surnomment « la diablesse », a longtemps été la porte-parole du gouvernement, s’invitant chaque jour à midi sur deux radios et trois chaînes de télévision. Elle s’occupe plus particulièrement de la politique sociale du pays, laissant à son mari la gestion de l’armée, de la police et de l’économie.
Ensemble, ils ont élevé dix enfants qui sont tous à des postes importants dans la politique, l’économie et les médias. Le couple est soudé en toute circonstance, que ce soit sur le terrain politique ou familial. En 1998, Daniel Ortega est accusé par sa belle-fille Zoilamerica de l'avoir agressée sexuellement. Rosario Murillo prend la défense de son mari et traite sa fille de « mythomane ». La justice classera l’affaire et d’autres accusations d’agression sexuelle sur mineures suivront, mais Daniel Ortega ne sera jamais inquiété sur ce plan. Pour Gioconda Belli, une ancienne camarade de lutte du couple, devenue écrivaine et opposante au gouvernement, c’est une « monarchie » au pouvoir, « ils sont machiavéliques dans le sens où (pour eux) la fin justifie les moyens ». Beaucoup interprètent cette non-dénonciation de Rosario Murillo envers son mari, alors qu’il s’agissait de sa propre fille, comme un pacte au sein du couple qui scelle définitivement le pouvoir de la « diablesse » sur son époux.
Les frasques de Rosario Murillo
Rosario Murillo Zambrana, née le 22 juin 1951 à Managua, est la fille d’un propriétaire terrien et d’une cartomancienne. Après des études en Angleterre et en Suisse et quelques séjours new-yorkais auprès, dit-on, de l'écrivain Norman Mailer et de l'actrice Jane Fonda, elle retourne au Nicaragua, s’engage dans les rangs du Front sandiniste de libération nationale en 1969, se lance dans l’écriture, rédige plusieurs ouvrages (Gualtayan, Sube a nacer conmigo, Un deber de cantar….) et devient une poétesse engagée. C’est à cette époque, dans ce contexte de lutte contre la dictature de Somoza qu’elle jette son dévolu sur « El Commandante Daniel Ortega ». Elle le conseille, l’oriente, lui écrit ses discours et devient députée à l’Assemblée nationale pendant le premier mandat de Daniel Ortega de 1984 à 1990. Elle deviendra ensuite porte-parole du gouvernement à partir de la réélection de son époux en 2007 et le restera jusqu'à ce qu’elle soit nommée vice-présidente du Nicaragua le 6 novembre 2016.
Rosario Morillo règne aujourd’hui au plus haut niveau. Après avoir asséné quotidiennement durant des années la bonne parole au peuple sur tous les médias publics, en leur vantant, dans une verve enflammée, les prouesses du Commandant Daniel, le énième programme social de son gouvernement, tout en invoquant en même temps le Très-Haut et les Saints patrons, la première dame s’est faite la prêtresse d’un paradis chrétien, socialiste et solidaire. L’exubérance du personnage, avec son côté diseuse de bonne aventure, avec sa chevelure en cascade, ses tenues vestimentaires bariolées, ses multiples bagues, colliers, bracelets, entretient la dimension démiurge du personnage. Fidèle du gourou indien Sai Baba, Rosario Murillo, férue d’ésotérisme, de symboles mayas et d’esthétique New Age, aime jouer de son personnage. Une de ses ex-camarades de classe, l’écrivaine Sofia Montenegro, écrira sur Rosario: « Il y a en elle quelque chose de délirant, la volonté d’un contrôle total sur les gens et sur les événements. ».
Il y a quelques années, selon le magazine Elle, Rosario Murillo a décidé que les enfants nicaraguayens avaient le droit de connaître la glace. Elle a donc fait construire plusieurs patinoires dans un pays où la température moyenne est de 35 degrés. Pour changer l’imagerie officielle en noir et rouge, elle décrète le fuchsia plus gai que les couleurs de la révolution. Les affiches électorales, les bâtiments de l’Etat et même le fronton de la cathédrale de Managua sont désormais fuchsia. Toujours dans la capitale Managua, elle fait construire à chaque rond-point des « arbres de vie » en acier de 14 mètres de haut, inspirés de la genèse. Coût de l’opération: 800 000 dollars alors que le Nicaragua est l’un des pays les plus pauvres d’Amérique centrale…
« Dans l’histoire du Nicaragua, jamais une femme n’a eu autant de pouvoir que Rosario Murillo », écrira Maria Teresa Blandon , la directrice du centre féministe La Corriente à Managua. Mais le couple tout puissant du Nicaragua, que Rosario Murillo compare assez volontiers aux Ceaucescu de Roumanie, semble avoir oublié la fin de cette triste histoire.