Elle porte le film sur ses épaules. Daniela Vega est toujours à l'écran, fermement campée sur ses deux -solides- jambes, le regard noir et droit. Elle impressionne la pellicule, littéralement. Daniela, Marina dans le film, serveuse et chanteuse, est amoureuse d'Orlando. Ils reprennent en duo le même refrain « ton amour est un journal daté d'hier » , vivent ensemble et s'aiment... Tout va pour le mieux jusqu'au drame, la mort brutale d'Orlando.
Dès lors Marina va devoir affronter non seulement son chagrin, mais aussi la violence d'une société qui lui crache au visage sa différence d'âge avec son compagnon, vingt ans, mais surtout sa qualité de transsexuelle. Refusant qu'elle assiste aux obsèques d'Orlando, pour la blesser davantage encore, l'ex-épouse officielle d'Orlando appelle Marina de son premier prénom, Daniel. « Quand je te vois, je ne sais pas ce que je vois, je vois une chimère ! », lui assène-t-elle avec la retenue qui sied à une femme de la bonne société.
C'est ce chemin de croix des humiliations infligées par une société bourgeoise, celle de la famille officielle d'un industriel et du cadre social qui lui est obligé (la police et les médecins notamment), que raconte le film. Et comment Marina, visage déterminé et chagrin verrouillé, assume ses choix et ses passions. Elle marche à grands pas, court beaucoup dans le film, dans une ville triste -Santiago- de terrains vagues, de cages d'escalier, de parkings et de graffitis. Une manière peut-être de figurer ce volontarisme qui lui permet de transcender la douleur.
Sebastián Lelio joue d'effets de miroirs et de reflets pour souligner la double nature de Marina et pour dénoncer l'hypocrisie et les faux-semblants de cette société. Belle image tremblée de Marina dans une glace portée par des ouvriers. Longue séquence dans le sauna où Marina franchit la porte qui sépare l'espace clair et doux des femmes de l'espace sombre et inquiétant des hommes.
Pour son film, récompensé pour son scénario (coécrit avec Gonzalo Maza) par un Ours d'argent au dernier Festival de Berlin, le réalisateur a entouré Marina/Daniela de solides comédiens qui travaillent fréquemment pour le cinéma d'auteur au Chili comme Luis Gnecco (le Neruda de Pablo Larraín qui est d'ailleurs coproducteur du film), Amparo Noguera la policière et Francisco Reyes alias Orlando qui font partie aussi du clan Larraín ou encore Antonia Zegers que l'on retrouvera dans le prochain long-métrage de Marcela Saïd.
Pour apaiser ses angoisses existentielles et son deuil, Marina chante. Un point commun avec Gloria, précédente héroïne de Sebastián Lelio, qui chantait aussi à tue-tête sa rage de vivre dans sa voiture : de la salsa, de la pop latino-américaine, mais surtout Marina a des rêves de bel canto. La bande-son est très soignée et la musique omniprésente dans le film. Séquence onirique du dernier baiser, clin d'œil du numéro de music-hall en forme d'exutoire où Marina, toute de paillettes et de strass vêtue danse dans une séquence à la Pedro Almodovar.
Les cataractes d'Iguazu, Marina et Orlando ne les verront jamais ensemble. Merveille et puissance de la nature, mesquinerie et violence de la société. La mystérieuse clé ne lui permettra pas de mettre la main sur le sésame, mais tant pis : « ce qui ne tue pas rend plus fort ». Marina en a fait sa devise et cette maxime la mènera loin, jusqu'à des scènes insoupçonnées.