Pablo Neruda aime lire des romans policiers. Ils lui permettent d'oublier que la police le pourchasse. Et il sème ces romans, comme des petits cailloux, à l'attention de son petit Poucet poursuiveur, l'inspecteur Oscar Peluchonneau. Il a toujours un coup d'avance, car c'est lui qui organise la traque et la mise en scène. Le second pourchasse le premier, écrivain et sénateur communiste déclaré hors-la-loi par le président d'alors, Gonzalez Videla, à travers le Chili. Et c'est lui qui raconte l'histoire.
À la rondeur et à la truculence gourmande du poète s'oppose la raideur sèche du policier sanglé dans son costume, dont pas un poil de la fine moustache ne s'émeut. Une moustache qui rappelle d'ailleurs celle d'un certain inspecteur Clouseau ! Neruda et Peluchonneau pourraient avoir en commun la France. Clin d'œil ironique de Larraín à ces communistes grands bourgeois latino-américains (dont l'épouse de Neruda, Delia del Carril, éduquée dans les meilleures écoles françaises et Neruda lui-même qui fut ambassadeur à Paris) amoureux de la culture française et opposés au petit policier bâtard qui se réclame d'Olivier Peluchonneau, le créateur de la police chilienne.
Pablo Neruda écrit à cette époque, nous sommes en 1947-1948, le célèbre Canto general, poème épique célébrant l'Amérique latine et ses peuples exploités, ses rêves d'un avenir meilleur aussi. C'est de la clandestinité à laquelle il est contraint que le poète diffuse son œuvre. Oscar Peluchonneau, magistralement interprété par Gael García Bernal, traque l'écrivain qui sans arrêt lui échappe, de ville en ville jusqu'aux forêts enneigées du territoire des Indiens Mapuche. Lui échappe-t-il parce que Neruda, homme politique connu et aimé, bénéficie de protections cachées ou lui échappe-t-il parce que l'écriture du roman ou du scénario doit se poursuivre ?
Et qui est-ce Peluchonneau, ce narrateur qui déclare « et c'est là que je fais mon entrée », tout droit « venu de la page blanche ». Ce Peluchonneau qui se met en scène à la troisième personne se décrit comme « beau » et « sagace ». Le personnage fait penser à ces policiers des films américains de série B. Costume brun cintré, feutre vissé sur la tête, masque imperturbable, il est souvent filmé de nuit, dans une voiture, en chasse. Des plans carrés aux couleurs sombres qui rappellent également des vignettes de « comics ». A contrario, Pablo Neruda, bon vivant jouisseur et homme à femmes, est filmé nu, grimé, vêtu de soie blanche, dans les couleurs chaudes des tentures des maisons de passe ou des intérieurs bourgeois des maisons.
Tout oppose ces deux protagonistes et pourtant... Jeu de masques et jeu d'écriture. Au fil de la narration Pablo Larrain sème des indices, comme dans tout bon roman ou film policier. Qui est le personnage principal, celui qui chasse ou celui qui est chassé, celui qui raconte ou celui qui organise le récit et qui est raconté ? Et qui écrit l'histoire ?
Pablo Larraín se sert de Peluchonneau pour égratigner avec humour la légende Neruda, écrivain façonné par sa compagne, égoïste et imbu de lui-même, flatté que 300 policiers soient à sa recherche, écrivant des vers « d'école de campagne ». Communiste réclamant à grands cris une révolution bolchévique, mais qui serait le premier à fuir si elle arrivait. Égratignant aussi la légende du héros résistant à l'oppression qui se cache non pas sous les ponts, comme le clame Pablo Picasso dans les salons antifascistes parisiens, mais sous un foulard de femme dans un bordel.
Qui se moque de qui ? Peu importe, Peluchonneau est fasciné par Neruda, par son aura, par sa plume aussi au point que son récit prend une ampleur toute « nérudienne ». « Qu'est-ce que raconte ton roman ?» interroge Peluchonneau. C'est Delia qui lui donnera la clé du texte, une manière peut-être de rendre justice à cette femme brillante, peintre argentine à qui Neruda devait beaucoup, interprétée avec beaucoup de sensualité par la comédienne argentine Mercedes Morán. Elle est le troisième ingrédient nécessaire à un bon roman policier : aux côtés du « fugitif vicieux » et du « policier tragique », il y faut bien sûr la « femme absurde ».
Pablo Larraín a d'ailleurs convié dans ce film sa tribu de comédiens. D'un film à l'autre, de Tony Manero au Club, en passant par Post Mortem ou No, le réalisateur bâtit ses personnages comme des métaphores du Chili, de ses rêves et de sa violence. On aperçoit brièvement un certain Augusto Pinochet, personnage secondaire d'une histoire qui reste alors à écrire ou à filmer. Pour celle qui nous occupe, Pablo Larraín a filmé une œuvre que Neruda aurait sans doute aimé voir, lui qui aimait tant avoir le premier rôle.
►Gael Garcia Bernal, invité de la rédaction en langue espagnole à écouter ici