RFI : À travers cette idée d’envisager des funérailles nationales, c’est toute une partie de l’histoire haïtienne qui remontait à la surface. Il faut bien le rappeler, Jean-Claude Duvalier ce n’est pas un ancien chef d’Etat comme les autres ?
Marcel Dorigny : C’est le numéro 2 d’une dynastie qui commençait avec son père François Duvalier, médecin des pauvres avant d’accéder au pouvoir, qui a été très populaire, il ne faut pas l’oublier. Il a été pendant un temps l’un des leaders tiers-mondistes, à la fin des années 50. Une fois au pouvoir la dérive est ensuite très, très vite arrivée. Le pouvoir est devenu personnel, de plus en plus autoritaire, dictatorial. Et puis il y a eu la création de cette fameuse milice, les fameux « Tontons Macoutes », qui ont semé la terreur sans aucun contrôle, uniquement sur les ordres du président.
Jean-Claude Duvalier qui est devenu à 19 ans le plus jeune chef d’Etat du monde, a suivi les rails du régime mis en place par son père, tout en en aggravant le côté répressif, parce qu’il n’avait certainement pas le charisme qu’avait son père. Donc dans ces cas-là évidemment, on réprime de plus en plus et on est de plus en plus autoritaire. Cette période de Jean-Claude Duvalier a été extrêmement grave, pathétique, même.
Que représente Duvalier pour les Haïtiens, quand on sait que l’âge médian aujourd’hui dans le pays est de vingt ans ? L’histoire de la dictature duvaliériste est-elle méconnue des jeunes générations ?
Dans le détail je pense qu’elle est méconnue. Grosso modo évidemment, ils savent bien, ceux qui ont 18-20 ans aujourd’hui, qu’il y a eu une période très difficile avant 1986. Duvalier a été renversé en cette année. C'est-à-dire que les Etats-Unis qui l’avaient soutenu l’ont lâché tout d’un coup. Ce n’est pas la première fois que ça arrive, ni la dernière. Mais les jeunes actuels - je parle de la masse de la population jeune, je ne parle pas de ceux, peux nombreux, qui ont fait des études - ne connaissent pas bien cette histoire.
Et il est assez facile d’enjoliver cette période, on peut assez facilement - je l’ai entendu chez des Haïtiens à Port-au-Prince ou chez des Haïtiens de la diaspora à Paris, – regretter sans trop le dire aussi explicitement. Entendre dire que dans le temps de Duvalier, Haïti avait de l’ordre, que les rues étaient propres, etc. On entend ça. Il s’agit donc d’un héritage très ambigu.
Ce qui domine tout de même surtout chez les classes d’âge les plus âgés c’est la dictature, la répression, les disparus, c’est les morts, les exécutions sommaires, etc. . Mais pour d’autres, c’est une sorte d’époque où tout allait bien, où Haïti n’était pas dans une sorte de chaos comme c’est le cas aujourd’hui. Une situation aggravée bien sûr, par le séisme de janvier 2010, où effectivement, il n’y a plus grand-chose qui fonctionne dans la capitale, ne serait-ce que dans la capitale.
Pourquoi le pouvoir en place aujourd’hui a-t-il été si hésitant autour de ces funérailles nationales ou privées ?
C’est difficile à dire quand on n’est pas à l’intérieur de ce pouvoir. Mais ce pouvoir actuel est divisé et composé d’anciens proches de Duvalier, tout au moins par leurs familles, qui avaient servi Duvalier il y a trente ou quarante ans et qui sont d’une certaine façon des nostalgiques.
Et quand il est rentré, Duvalier, de façon absolument impromptue - c’était la surprise -. Il n'a pas quitté Paris clandestinement, mais discrètement. Personne n’a su qu’il partait. Il a fait savoir qu’il était à Pointe-à-Pitre au dernier moment, quand il est arrivé en Guadeloupe avant de faire le dernier saut pour arriver à Port-au-Prince, il n’y a pas eu de levée de boucliers massive.
Il a fait une conférence de presse, un discours. Il a été accueilli triomphalement par une poignée de supporters, mais il n’y a pas eu de levée d’indignation de la population. Donc c’est assez compliqué et c’est assez ambigu. On a soupçonné plus ou moins qu’il avait des ambitions politiques. Or, apparemment il n’en avait pas. Pouvait-il en avoir ? C’eût été, je pense, extrêmement dangereux de sa part d’avoir fait ça. Il était malade, on l’a su assez rapidement, et il a été discret. Il est resté un petit peu au second plan, quoi qu’il soit apparu parfois dans les cérémonies officielles.
Donc le pouvoir a été hésitant. Il n’a pas condamné son retour, et n’a rien fait pour l’expulser. Mais juridiquement, était-ce possible ? Il était Haïtien après tout, il n’a jamais été déchu de sa nationalité. Donc il y a eu là encore une ambiguïté, un flottement entretenant peut-être un doute. À sa mort, il y a 48 heures, il y a eu effectivement cette rumeur, dont on ne sait pas très bien d’où elle vient, évoquant la possibilité de funérailles nationales. Un test pour voir les réactions ? Un véritable projet ? Personnellement je ne le sais pas. Les réactions ont été extrêmement vives.
Les familles de ces victimes, elles, n’ont pas abandonné le combat. Elles avaient obtenu en février dernier que Duvalier soit jugé pour crime contre l’humanité. En décédant, il échappe à la justice. Les plaintes à son encontre ont-elles des chances d’aboutir, pour qu’au moins ses barons soient jugés ?
Juridiquement ça doit être tout à fait possible, parce que le pouvoir était certes personnel, mais lui, n’était pas seul. Il y a des gens qui ont agi en son nom. Alors la justice actuelle va-t-elle entamer des poursuites, étendre en quelque sorte les plaintes des poursuites qui ont été déposées contre Jean-Claude Duvalier à ses proches, à ceux qui l’ont servi, à ses lieutenants ? Eh bien je n’en sais absolument rien. Juridiquement c’est tout à fait possible. Politiquement, je n’en sais rien. La volonté de l’administration, de la justice d’aujourd’hui en Haïti est absolument insondable.
Ce décès de Jean-Claude Duvalier va-t-il permettre au pays d’entamer un devoir de mémoire sur les années de dictature duvaliériste ?
Ce serait souhaitable que cette histoire tragique des deux Duvalier, François et Jean-Claude, ne passe pas dans l’oubli, ne passe pas dans des trous noirs et qu’on ne retrouve cette période que dans un siècle ou deux. Il faudrait que maintenant il y ait des recherches qui soient faites, que les archives s’ouvrent, que l’on sache par le détail avec précision ce qui s’est passé pour telle ou telle personne disparue, exécutée sommairement, assassinée. Ça, il y en a beaucoup.
Et il y a ces « Tontons Macoutes », qui existent encore aujourd’hui. Il y en a à Paris, qui sont exilés, en fuite. Maintenant ils sont assez âgés, mais ces gens-là quand même, sont responsables de ce qu’ils ont fait. Et il faudrait qu’il y ait des recherches savantes, sérieuses, archives en mains, si les archives existent encore - ce qui n’est pas certain. On sait bien qu’en Haïti il y a une tradition déplorable de destruction des documents chaque fois qu’il y a une crise - le fameux «déchoucage», comme on dit : on brûle, on détruit, on passe tout par la fenêtre et après il n’y a plus rien. Alors je ne sais pas ce qu’il en est. Est-ce que les archives nationales en Haïti sont dans un état extrêmement difficile, précaire ? Je ne sais pas. Et ces archives du régime étaient au palais présidentiel très probablement, mais celui-ci a été détruit.