Alain Touraine : D’abord, c’est un phénomène général. Les sociologues des religions nous ont appris cela depuis longtemps : les institutions religieuses sont en chute alors que les événements religieux se développent. Que ce soit des grands rassemblements de la jeunesse, la personne du pape, un miracle ici ou là en Italie ou ailleurs. Il ne faut pas croire que le religieux disparaît. Les formes les plus institutionnelles et les plus déguisées, si vous me permettez de parler ainsi du religieux, disparaissent ou s’affaiblissent, mais il y a des poussées, des demandes d’événements auxquels on veut accrocher du sacré.
RFI : Comment qualifier cette visite ? Visite en terrain conquis ou reconquête ?
Ce n’est pas un terrain conquis et c’est aller un peu vite que de parler de reconquête, car le Brésil reste le plus grand pays catholique du monde. C’est d’ailleurs amusant que ce soit un Argentin (le pape François est d’origine argentine), car ce n’est pas toujours le grand amour entre Brésiliens et Argentins, surtout maintenant que les Brésiliens sont tellement plus puissants que les Argentins. Mais c’est premièrement un grand événement religieux. C’est deuxièmement, évidemment, la première fois qu’il y a un pape latino-américain, ce qui quand même ne laisse pas indifférent qui que ce soit et quel que soit le pays considéré.
Est-ce que cette affaire-là va s’insérer dans un climat de mauvaise humeur, de manifestations, de dénonciations des dépenses inutiles ?
Pas tellement. Je ne prends pas personnellement au tragique les événements qui ont lieu au Brésil, car le problème brésilien, que tout le monde connaît au Brésil comme ailleurs, c’est que la vie politique de base, la vie politique locale, est restée extrêmement archaïque, c’est-à-dire fondée sur des clientèles. Et il y a un très gros parti politique qui s’appelle le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien) qui est vraiment un parti de clientèle qui joue à gauche ou qui joue à droite selon les circonstances. Par conséquent, c’est un peu un système politique brésilien basé sur des personnalités très fortes : Cardoso d’abord (Fernando Henrique Cardoso fut le président du Brésil entre 1994 et 2002) et puis évidemment surtout Lula (Luiz Inácio Lula da Silva, président de 2002 à fin 2010) qui ont donné une force extraordinaire, qui font entendre la voix du nouveau Brésil partout. Derrière ces figures, dans les entrailles du système politique brésilien, il y a beaucoup de corruption, il y a beaucoup de copinage, il y a beaucoup de création de pouvoirs locaux qui n’ont pas des orientations politiques générales. De ce point de vue-là, j’irai jusqu’à dire que le mécontentement brésilien est une bonne chose pour le Brésil. Ca n’a pas de raison de créer des crises majeures, mais c’est nécessaire et c’est une bonne chose pour réveiller à tous les niveaux le système public.
Quel impact sur l’Eglise peut avoir ce mouvement de contestation au Brésil ?
Au Brésil, l’Eglise catholique a beaucoup reculé face aux églises évangélistes. Les églises évangélistes, il faut parler très franchement, ce sont des églises populaires qui sont sensibles aux besoins immédiats et qui sont, à cause de cela, fondamentalement conservatrices. Alors que les luttes pour les libertés, les luttes pour les injustices sont encore majoritairement dans les mains soit de militants politiques, soit de militants catholiques, comme ça a été le cas ailleurs. Il ne faut pas oublier que le plus grand adversaire de Pinochet au Chili, ça a été le cardinal catholique et quand Pinochet a voulu faire un Te Deum pour son coup d’Etat, le cardinal lui a refusé sa cathédrale et il est allé le faire dans une cathédrale d’évangélistes, c’est-à-dire d’un mélange peu défini de différents groupes, églises ou sectes protestantes. Donc je vois cette agitation brésilienne comme peu dangereuse et très positive dans la mesure où il faut que ce pays se modernise en profondeur.