RFI : Laurent Vidal, vous revenez tout juste de Rio. Qu’avez-vous vu ?
Laurent Vidal : Je suis rentré samedi soir. J’y étais donc vendredi lorsque la ville de Rio a commencé à s’embraser, pour la plus grande stupéfaction, à vrai dire, d’une grande partie des habitants.
Je n’étais pas sur le lieu même de la manifestation, mais j’ai surtout entendu. J’ai entendu d’étranges discours. A la fois des discours très enthousiastes sur ces manifestations – c’est quelque chose d’assez nouveau – et d’autres, de personnes plus âgées, disant : « Ah ! Maintenant, il n’y a qu’une chose. C’est le retour des militaires ».
Une telle mobilisation des Brésiliens c’est du jamais vu. Même les petites villes se sont mobilisées !
Oui, c’est quelque chose d’assez exceptionnel. Des grandes manifestations il y en a eu, et tout au long du 20e siècle. Mais celle-ci présente quelque chose de nouveau, dans le sens où elle ne répond pas à un mot d’ordre qui vient d’un parti politique ou d’un syndicat.
Le deuxième élément, c’est qu’elle se diffuse à l’ensemble du territoire, pas seulement les grandes métropoles. Il y a des petites villes où les manifestants représentaient jusqu’à 10% de la population. Il y a même une ville balnéaire, Búzios, une ville où on est censé vivre un petit peu en dehors du monde, où il y avait encore hier 2 000 manifestants !
Ça veut dire, selon vous, que c’est un mouvement qui va prendre de l’ampleur ?
C’est un mouvement dont on a bien du mal encore à savoir ce qu’il va devenir. D’autant que là, quelques fissures sont en train d’apparaître. A l’origine le mouvement est né pour demander une diminution du prix des tickets, voire la gratuité des transports publics, pour les travailleurs. Et ayant été entendu, en partie en tout cas, l’augmentation n’a pas eu lieu, ce mouvement continue. C’est dans la continuité de ce mouvement que les fissures apparaissent.
Certains, et notamment certains partis politiques ou syndicats, veulent politiser pour demander des réformes agraires, pour demander des changements sur des statuts fonciers, l’accès à la propriété en ville… Et puis, les manifestants de ce mouvement pour la libre circulation continuent à manifester. Ils manifestent surtout leur indignation vis-à-vis essentiellement d’une classe politique avec laquelle ils ne se sentent plus du tout en phase.
Vous parliez des syndicats tout à l’heure. On les a peu entendus depuis le début du mouvement. Pourquoi ?
On ne les a pas entendus parce qu’ils ont été pris de vitesse et ils ont été pris par surprise. De vitesse par les réseaux sociaux, parce que ce ne sont pas eux qui ont lancé le mot d’ordre, ce sont eux qui ont lancé les premières idées de manifestation. Pris de surprise aussi, parce qu’ils ne s’attendaient pas à cette question de l’augmentation des tarifs des transports.
Les manifestants sont majoritairement issus de la classe moyenne. Beaucoup avaient voté pour Dilma Rousseff. Il y a aujourd’hui une vraie déception de la politique du Parti des travailleurs ? On peut parler de fossé entre le pouvoir et la rue ?
Il y a plusieurs éléments. D’abord, il vaut mieux parler des classes moyennes au pluriel. Il y a notamment cette fameuse classe « C », une nouvelle classe moyenne qui n’existait pas il y a environ dix ans et qui représente aujourd’hui 40 millions d’habitants sur un pays qui en compte 190 millions.
Ce sont des gens qui viennent des classes populaires très basses et qui ont bénéficié de tous les programmes d’accompagnement, d’aides sociales, mis en place par le gouvernement Lula – la bourse famille et tout cet ensemble – et qui ont réussi grâce à cela à être intégrés dans la société et à pouvoir avoir accès à la propriété de leur domicile. Ces gens-là se sont endettés et vivent pour la plupart endettés. Et aujourd’hui, la diminution de la croissance rend de plus en plus compliquée leur vie. Il s’agit là donc d’un premier élément.
Et puis le deuxième élément c’est le fossé qui se creuse entre l’ensemble de la population et la classe politique, où on ne cesse de dénoncer des affaires de corruption. Il y a donc ce sentiment d’une impunité de la classe politique et d’une difficulté de vivre pour la plupart des habitants.
Cela pourrait-il se traduire aussi dans les urnes des élections présidentielles et des législatives à l’horizon 2014 ?
C’est une grande question, comme on l’a à peu près en Europe avec le Mouvement des Indignés. Quelle est la capacité de ce mouvement ? Un mouvement qui refuse toute bannière ! C’est important : chaque fois qu’il y a une bannière politique ou syndicale dans une manifestation, elle est tout de suite enlevée. Comment ceci peut-il se traduire dans les urnes ? Ça reste la question.