RFI : Lors de votre dernière visite, en février, vous aviez salué les promesses formulées par le gouvernement Martelly quant à l’Etat de droit. Quel bilan dressez-vous de la situation actuelle ?
Michel Forst : J’achève cette mission avec un profond sentiment d’inquiétude et d’insécurité. A Port-au-Prince comme en province, on constate ce même sentiment d’insécurité qui n’est pas uniquement lié à la violence quotidienne, mais aussi à l’incertitude de l’avenir, notamment sur le plan économique. Cela m’a frappé et ce n’était pas le cas lors de mon précédent passage. Concernant l’Etat de droit en général, je vois qu’on est loin du compte, très loin de l’Etat légal qui avait été promis.
Selon vous, la réforme de la justice est-elle au point mort ?
Oui, le mouvement incessant des magistrats, souvent pour des raisons politiques, est le plus mauvais signal que l’on peut envoyer et cela prouve que la réforme de la justice est réellement bloquée. Quand des commissaires du gouvernement font libérer un meurtrier ou jettent en prison, sans mandat de dépôt, des personnes raflées dans la rue pour des raisons manifestement politiques, on est à mille lieues de ce qu’il faudrait faire et ce sont plusieurs symptômes qui montrent qu’il y a un profond désordre.
La lutte contre l’impunité au sein de la police progresse mais les exactions perdurent...
Je suis heureux de voir que les premiers soixante-dix neuf policiers qui avaient été déclarés comme « éléments indésirables » pour une police démocratique ont été écartés des rangs. Malheureusement, il y a encore, dans les commissariats, des actes de mauvais traitements, des bastonnades, des arrestations illégales ou arbitraires.
Quelles sont vos recommandations ?
On a beaucoup parlé ici d’Etat de droit, mais sans comprendre ce que cela veut dire : il faut sortir du slogan politique pour en faire une réalité. Plusieurs ministères partagent le puzzle de l’Etat de droit : chacun a une pièce mais ne sait pas quoi en faire. J’ai donc proposé au Premier ministre de recruter un délégué interministériel à l’Etat de droit, qui aurait autorité sur les autres ministres pour lancer des réformes, pour que les pièces du puzzle actuellement éparses se reconstituent. C’est l'une des conditions pour remédier au désordre actuel.
Vous dénoncez à chacun de vos passages la surpopulation carcérale. L’ouverture d’une nouvelle prison dans la zone métropolitaine est donc un progrès ?
C’est une prison emblématique, construite selon les normes internationales : un lit par personne, des douches, un parloir, une infirmerie, des lieux de formation et d’éducation. Mais, déjà, la prison n’a pas les moyens financiers de fonctionner. Si on ne donne pas un budget suffisant, du personnel, des armes pour la protection, dans quelques temps, ce projet modèle va devenir une prison semblable à celles que l’on connaît déjà en Haïti.
Dans l’ensemble, l’Etat haïtien manque-t-il de moyens pour établir l’Etat de droit ?
Absolument, car même avec l’appui de la communauté internationale, le budget de l’Etat est piteux. Partout ça craque, partout il y a du rafistolage : on déshabille Pierre pour habiller Paul. Et je suis inquiet par la dégradation de la situation économique dans le pays. Les recettes fiscales déjà bien maigres vont baisser. En début d’année, la croissance avait été annoncée à 8 %, on est plus près de 2 %, ce qui veut dire qu’avec l’inflation, Haïti est en fait en décroissance. Haïti aura à affronter une crise financière qui ne sera pas sans conséquence sur la population.