RFI : Pour l’instant, on ignore tout du nouveau film de Carlos Reygadas qui concourra pour la Palme d’or à Cannes. Vous montrez au Musée d’art moderne de la Ville de Paris son installation Serenghetti (2009). S’agit-il d’une œuvre d’un artiste contemporain ou d’un cinéaste ?
Angeline Scherf : C’est une œuvre d’un cinéaste, mais les frontières sont poreuses. Depuis 15 ans, il y a pas mal d’artistes qui font des longs métrages. En même temps, il y a des cinéastes qui exposent dans les musées. Mais Carlos Reygadas est ici en tant que cinéaste.
RFI : Post Tenebras Lux comporte, selon Reygadas, une large part autobiographique. Quels sont les éléments autobiographiques qui rapprochent le cinéaste de l’art contemporain ?
A.S. : Tout auteur parle de soi-même dans ses films. Jusqu’ici, dans les trois films précédents, l’autobiographie n’était pas le fil conducteur chez Carlos Reygadas. Il n’est pas comme l’artiste Christian Boltanski dont l’œuvre entière est une façon de raconter sa propre histoire : son enfance, la mort de ses parents…
RFI : Vous exposez de Reygadas une installation. Serenghetti (2009) pourrait dérouter quelques cinéphiles : il y montre deux équipes de foot féminines totalement inconnues qui se confrontent sur un terrain perdu dans des montagnes mexicaines. Il n’y a pas véritablement de scénario, ni d’action chronologique, mais des images floues, souvent filmées à contre-jour ou d’une manière en apparence aléatoire. Pourquoi avez-vous choisi ce film ?
A.S. : A cause du luxe qu’il se donne de donner du temps et de faire une œuvre qui n’est pas spectaculaire. C’est tourné dans la région où il habite, un endroit très sauvage à deux heures de Mexico, une sorte de jungle à la Fitzcarraldo, avec des falaises et une forêt tropicale avec des villages autour. Il a voulu donner ce temps social aux femmes de son village qui ne sont peut-être pas à la pointe du féminisme citadin le plus militant. En jouant au foot, elles se confrontent à l’univers machiste du foot. Le foot au Mexique, c’est une religion. On ne peut pas mettre le pied au Mexique sans voir tout de suite une image de foot à la télé. Et Carlos Reygadas était quand même dans l’équipe nationale ! Donc il a un rapport au foot qui est très fort.
RFI : Quand il évoque Post tenebras lux, Reygadas parle d’un film « tourné à la manière d’un peintre expressionniste ». Où situez-vous son travail ?
A.S. : Quand il dit qu’il travaille comme un peintre expressionniste, je dirais que c’est vrai. Regardez ce film sur le foot. Ce n’est pas à prendre d’une façon complètement anodine. Les images sont très belles, il y a une belle lumière, ce sont des images méditatives. Il connaît bien la peinture. Je ne dis pas que c’est Vermeer, mais il a une qualité de lumière, du temps qui est plus long et qui évoque le travail d’un peintre. Il n’est pas seul. Prenez un artiste comme Steve McQueen qui présentait son premier long métrage Hunger en 2008 à Cannes (Caméra d’or) et Shame en 2011 à la Mostra de Venise. C’est aussi quelqu’un qui est très proche de la peinture, par la qualité plastique des images.
RFI : En 2010, au Musée d’art moderne de la ville de Paris, vous avez montré la première exposition d’Apichatpong Weerasethakul. Quelques mois plus tard, il recevait la Palme d’or pour son film Oncle Boonmee. A l’époque, est-ce que son exposition Primitive, était le travail préparatoire de la Palme d’or ?
A.S. : Oui, on peut le dire, sauf que l’installation n’a pas été conçue comme une sorte de documentation sur le tournage. L’artiste s’est confronté à une exposition, à une œuvre dans un musée, mais vraiment en essayant de trouver une forme de réincarnation. On est dans la pensée bouddhiste, au fond, y faire un film, faire une exposition, c’est une sorte de réincarnation d’une idée dans différents avatars. On ne peut pas dire que l’exposition prépare le film. Ce n’est pas un plateau de tournage. C’est une autre manière de montrer des images. Comme il y a une symphonie, un concerto, une musique de chambre. Là, il y a eu une installation dans un musée et puis un long métrage, mais ce sont deux façons de faire la « musique ».
RFI : On a déjà cité plusieurs réalisateurs qui naviguent entre l’art contemporain et cinéma, il y a aussi le cinéaste Samuel Benchetrit qui expose actuellement ses peintures à la galerie parisienne W, Juliette Binoche voue également une passion à la peinture, Michel Gondry avait réalisé en 2005 une installation vidéo avant d’investir en 2011 le Centre Pompidou à Paris. Depuis ces dernières années, observe-t-on un rapprochement plus fort entre le cinéma et l’art moderne ?
A.S. : Le 20e siècle, c’est l’invention du cinéma, le grand art du 20e siècle. Il n’est pas tellement étonnant, même si c’est tard, que cet art entre dans les musées, un peu comme la photo qui a mis du temps à entrer dans les musées. Plus le temps passe, plus on réalise qu’il y a des cinéastes qui ont fait des œuvres parallèlement au circuit industriel. Il y a des œuvres de cinéastes qui peuvent à la fois être montrées dans les salles de cinéma, mais qui ont aussi leur place dans les musées. Le musée doit aujourd’hui concevoir des espaces qui sont adaptés pour recevoir des œuvres comme Serenghetti, parce qu’elle fait partie de l’histoire du 20e siècle.
RFI : Y-a-t-il de plus en plus de cinéastes perçus comme artiste-vidéaste ou artiste-plasticien ? Il n’y a plus de frontière entre une installation vidéo pour un musée et un long métrage pour une salle de cinéma ?
A.S. : Tout est ouvert. Un artiste peut dans le cadre d’une exposition faire une installation qui est liée à l’espace, il y a la déambulation du visiteur. C’est une manière de montrer des films vidéo. Mais on peut aussi très bien imaginer que les musées s’équipent avec des salles de cinéma qui fassent partie de leur collection et du parcours de leur collection. Et l’on montrerait continuellement des films qui font partie de l’histoire des grandes œuvres des 15 ou 20 dernières années. Il y a une prise de conscience récente que le cinéma a tout à fait sa place au musée et qu’il faut que les musées s’adaptent à ce médium et le montre parallèlement au cinéma. Cela serait un débouché supplémentaire.
RFI : La Palme d’or pour Apichatpong Weerasethakul, a-t-elle donné davantage d’ampleur à son travail plus expérimental destiné aux musées ?
A.S. : Son installation Primitive qu’il avait faite au Musée d’art moderne de la ville de Paris a été achetée par la Tate Modern à Londres. Ensuite, il a eu d’autres propositions comme au New Museum of Contemporary Art à New York. La Palme d’or a déployé sa notoriété. Apichatpong est toujours un cinéaste qui gère ses deux activités sans qu’elles soient comme les frères qu’on oppose. Pour lui, c’est une possibilité de plus, ce n’est pas quelque chose qui s’oppose. Ce sont des possibilités qui ont deux langages différents.
RFI : Quel regard portez-vous en tant que historienne de l’art sur la compétition officielle du Festival de Cannes cette année ?
A.S. : Je suis très militante pour Carlos Reygadas parce que c’est un artiste qui pose dans le cinéma une question intéressante aujourd’hui, qui est le retour à l’humain. Il a également donné complètement libre cours à l’imagination, à l’irrationnel, à toutes ces forces en nous qu’on ne maîtrise pas. C’est un contenu extraordinaire et universel.
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Musée d’Art moderne de la Ville de Paris : Resisting the Present, Mexico 2000/2012. Une cinquantaine d’installations, vidéos, dessins, photos et films de 24 artistes mexicains dont Serenghetti (2009) de Carlos Reygadas.