RFI : Comment appréhende-t-on un tel dossier quand les faits se sont produits à plusieurs milliers de kilomètres de Paris ?
Gilbert Thiel : La recherche de la vérité n’est jamais un exercice aisé pour la justice, puisqu’on essaie toujours de reconstituer des faits passés. Ceci étant, c’est encore beaucoup plus difficile lorsqu’on doit travailler sur des faits qui ont été commis à l’étranger.
D’ailleurs, pourquoi la justice française est-elle compétente, alors que les faits se sont déroulés au Mali ? Parce qu’il a été prévu de longue date, dans le Code de procédure pénale français, la possibilité pour la justice française de se saisir de faits commis à l’étranger dès le moment où les victimes sont françaises. Le législateur a voulu parer toute difficulté qui naîtrait de l’inertie judiciaire d’un pays étranger ou simplement d’un pays dans lequel la justice n’est pas suffisamment armée, n’est pas suffisamment performante, pour parvenir à l’élucidation des faits.
Autre écueil de cette enquête : la difficulté, voire l’impossibilité pour le magistrat en charge, Marc Trévidic, de se rendre sur place et d’entendre d’éventuels suspects.
Si mes souvenirs sont bons, au début les autorités françaises ont communiqué sur cette affaire, notamment après la revendication du double assassinat par Aqmi (al-Qaïda au Maghreb islamique), le 6 novembre 2013. On parlait alors de trois ou quatre suspects. Finalement, un mandat d’arrêt – parce qu’une information judiciaire est ouverte aussi au Mali – a été délivré contre le Touareg [Baye ag Bakabo, le propriétaire du véhicule de l'enlèvement, ndlr], lié à Aqmi.
Mais effectivement, il est très difficile de se rendre sur place et d’entendre d’éventuels suspects. Dans l’affaire des moines de Tibéhirine, vous avez vu le nombre de fois où le voyage sur place de Marc Trévidic et de Nathalie Poux, les magistrats en charge de l’affaire, a été reporté ? Il semble également qu’il y ait une forme de réticence des autorités algériennes pour laisser les magistrats français accomplir ce qui leur paraissait relever de l’entièreté de leur mission. Tout ça est finalement très classique.
Pour en revenir au Mali, c’est en plus un pays dans lequel la souveraineté de l’Etat est loin d’être uniforme sur tout le territoire et c’est un pays dans lequel il y a des problèmes islamistes. Il y a également des connivences entre la mouvance terroriste et la criminalité organisée pour se rendre des services mutuels. Et en plus de ça, il y a la rébellion touarègue. Donc vous êtes dans une espèce de chaudron… Si Marc Trévidic et ses collègues Laurence Le Vert et Christophe Teissier ne se sont pas encore rendus au Mali, ce n’est pas de la mauvaise volonté de leur part. Il ne suffit pas d’aller là-bas, encore faut-il savoir ce qu’on y fait et dans quelles conditions on le fait.
Les services secrets français et l’armée française ont peut-être des informations qui intéressent l’enquête. Peut-on attendre de l’armée française ou des services secrets d’une manière générale, une coopération naturelle avec la justice ?
La justice intervient toujours dans des domaines où il y a des conflits d’intérêts. Il est bien évident que dans la quête de la vérité, les juges en charge de cette affaire vont très certainement, s’ils ne l’ont déjà fait, s’intéresser aux éventuels échanges - échanges téléphoniques et enregistrements éventuels de conversations. Mais on verra quelle sera l’attitude du ministère de la Défense.
Est-il difficile d’obtenir la collaboration du ministère de la Défense ?
C’est plus facile que cela ne l’a été par le passé, mais cela reste un parcours extrêmement périlleux. D’abord, parce que le juge ne peut pas se contenter de demander dans le vague tous les éléments utiles à la manifestation de la vérité. Il faut que le magistrat cible tel document, dont il a eu connaissance, pour demander ensuite au ministre sa déclassification. S’ensuit un travail d’enquête de la requête, qui est confié à une commission qui se préoccupe du maintien ou de la mainlevée du secret défense. Il peut y avoir ici ou là des problèmes avec les services de renseignements.
Les intérêts des services de renseignement ne sont pas forcément ceux de la justice ?
Par définition, non. Et je crois que c’est valable pour tous les services de renseignements du monde et pour toutes les justices de la Terre. On voit très bien que ce sont des affaires, malheureusement, qui se déroulent sur du long terme, voire du très long terme.