Kenya: le président Kenyatta se rend à titre «personnel» à la CPI

Uhuru Kenyatta a donc mis fin au suspens lundi. Le président kényan se présentera bien devant les juges de la Cour pénale internationale le 8 octobre. L'audience démarre dès ce mardi et doit durer deux jours. Il s’agit d’une audience déterminante pour la suite de la procédure. Elle porte notamment sur un éventuel nouveau report de son procès pour crimes contre l'humanité. Uhuru Kenyatta est accusé d'avoir orchestré les massacres à caractère ethnique qui ont suivi l'élection présidentielle de la fin décembre 2007 et fait près de 1 200 morts. Il sera donc le premier chef d'Etat en exercice à comparaître devant la CPI, même s'il affirme qu'il se rendra à La Haye à titre personnel.

« Ne laissez pas dire que je serai présent à l'audience en tant que président de la République du Kenya. Rien dans ma position ou dans mes agissements en tant que président ne justifie ma présence devant la Cour », a expliqué le président kényan hier devant ses députés et sénateurs réunis en session extraordinaire.

Pendant son absence, le chef de l'Etat va donc déléguer temporairement ses pouvoirs à William Ruto, actuel vice-président, lui-même poursuivi par la CPI pour les mêmes motifs. Pour le président kényan, il en va de la souveraineté de son peuple. « J'ai choisi, a-t-il expliqué, de ne pas mettre la souveraineté de plus de 40 millions de Kényans sur le banc des accusés. Car leur volonté démocratique ne doit en aucun cas être soumise à une autre juridiction. »

L’enjeu pour le président kényan, c’est de répondre à la convocation des juges pour écarter l’hypothèse d’un mandat d’arrêt, mais éviter toutefois de créer un précédent, et de contredire la résolution de l'Union africaine pour laquelle il a fait des pieds et des mains, et qui énonce qu'un chef d'Etat en exercice ne fasse pas l'objet de poursuites devant la Cour pénale internationale. « Il essaie de s’en sortir avec une astuce de procédure, estime Aaron Matta, chercheur à l’Institut de La Haye pour la justice mondiale. C’est assez amusant, si, une fois à la barre, il essaie de prétendre qu’il n’est pas actuellement le président. »

Audience de « mise en état »

Jusqu’à présent, Uhuru Kenyatta n’a comparu qu’une seule fois devant la CPI, avant son élection à la tête du pays en mars 2013. Si la Cour a exigé sa présence mercredi, c’est parce qu’elle estime qu’il s’agit d’une étape importante : une audience dite de « mise en état », destinée en fait à écouter les requêtes des différentes parties pour déterminer la suite des événements.

Le bras de fer entre le président kényan et la Cour pénale internationale dure depuis plusieurs années. Le procès aurait dû même démarrer dès novembre 2013. Mais il a été repoussé à plusieurs reprises, après notamment le retrait de plusieurs témoins clés, dans des circonstances jugées douteuses par les parties civiles. A l’époque, l'avocat des victimes Fergal Gaynor avait demandé à la CPI de poursuivre ceux qui tenteraient d’interférer dans l’affaire.

Début septembre, une nouvelle fois, alors que la date du procès était fixée au 7 octobre 2014, Fatou Bensouda a admis ne pas disposer de preuves suffisantes pour aller au procès et a accusé l’Etat kényan de ne pas suffisamment coopérer avec la Cour.

« Le bureau du procureur a demandé à ce que l’ouverture du procès soit reportée jusqu’à ce que le gouvernement du Kenya coopère », explique Fadi El Abdallah, porte-parole de la Cour pénale internationale. Et demande à ce que « certains documents financiers et autres pertinents pour l’affaire soient transmis à l’accusation », poursuit le porte-parole. Il s’agit notamment d’extraits bancaires ou encore des conversations téléphoniques d'Uhuru Kenyatta. « La grande majorité de ce qui a été demandé [...] n'a pas été fournie » et ce malgré une décision de la CPI enjoignant à Nairobi de fournir ces documents, a soutenu la procureure.

« Conscience claire »

De son côté, le président kényan affiche sa pleine coopération, et clame son innocence. Il a répété hier que sa conscience « était claire » et dit s’étonner de l’obstination de la procureure Fatou Bensouda. « Quand elle a admis ne pas avoir assez de preuves contre moi, a-t-il dit, je pensais que les chefs d’accusations seraient abandonnés. »

C’est d’ailleurs ce qu’a demandé la défense en réponse aux déclarations de Fatou Bensouda. C’est l’autre point sur lequel vont devoir se pencher les juges aujourd’hui et demain. Dans le camp du chef de l'Etat, en réalité, on est en fait persuadé qu'un jour ou l'autre la procédure sera abandonnée. Un scénario auquel Francis Dako, coordinateur Afrique de la Coalition pour la Cour pénale internationale, refuse de croire. Il en va, selon lui, de la crédibilité de la Cour à La Haye. Et ce serait un « très mauvais signal envoyé aux victimes ».

« Ici se joue une situation essentielle, explique-t-il. C’est la première fois qu’un chef d’Etat siégeant comparaît devant la Cour et si la Cour n’arrive pas à régler cette affaire avec efficacité, elle aura vidé en fait de sa substance l’article 7 du statut de Rome qui dit que la qualité officielle de la personne n’est pas pertinente devant elle, de sorte que, quelle que soit la qualité de la personne, elle devrait pouvoir rendre justice aux victimes en toutes circonstances. »

Enlisement ou acquittement?

L'an dernier, l'Union africaine avait engagé un bras de fer avec la CPI pour obtenir que les chefs d'Etat en exercice, dont Uhuru Kenyatta, ne soient plus poursuivis. Au motif, concernant le Kenya, qu'un procès risquerait de saper le travail de réconciliation entamé dans le pays depuis son élection. Jusqu’à présent, Fatou Bensouda a toujours affirmé sa détermination. « Il serait inapproprié de la part de l'accusation de retirer les charges contre M. Kenyatta avant que le gouvernement du Kenya n'exécute la requête », a-t-elle à nouveau soutenu en septembre.

Dans ce contexte, en coulisses, certains s'inquiètent toutefois, agitant le spectre d’un enlisement, ou faute de preuves solides, d'un acquittement au terme de plusieurs années de procès. Un scénario que la CPI va probablement tout faire pour éviter.

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