Les attentes du Premier ministre italien Enrico Letta par rapport à l’UE sont très précises. Il réclame une réunion extraordinaire du Conseil européen. Il espère surtout obtenir la création de « corridors humanitaires » afin de protéger les migrants. Le président Giorgio Napolitano, lui, demande à l’Europe de tout faire pour « stopper le trafic criminel d’êtres humains, en coopération avec les pays de provenance ». Il exige également « la surveillance des côtes d’où partent ces voyages du désespoir et de la mort ». En général, les pays du sud de l’Europe, qui sont exposés depuis des années à l’afflux massif de réfugiés africains et, dans une moindre mesure, asiatiques, réclament que les pays du Nord partagent avec eux cette charge migratoire.
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Pour l’instant, l’Italie, soutenue par la France, n’a obtenu que l’introduction du sujet à l’ordre du jour du Conseil des affaires intérieures du 8 octobre. Mais les chances que les vœux des pays d'Europe du Sud en la matière soient exaucés paraissent minces. En effet, les pays du Nord sont confrontés à une montée du populisme. Et les mouvements populistes se servent souvent de l’argument d’une prétendue « invasion des étrangers » sur le sol national pour essayer de déstabiliser les gouvernements en place et de prendre le pouvoir. Les autorités de ces pays ne veulent donc pas accueillir de nouveaux immigrés, en craignant que leur arrivée renforce encore plus les extrêmes politiques. La Commission européenne a beau critiquer « les égoïsmes nationaux » et plaider depuis des années pour une politique migratoire commune, cohérente et efficace, son discours demeure manifestement inaudible. Le principe du « chacun pour soi » prévaut toujours.
Quels véritables moyens ?
Toutefois, au moins dans le domaine de surveillance de ses frontières extérieures et de l'aide aux migrants en détresse, l’Union européenne semble disposer de moyens conséquents. Interrogées là-dessus, les institutions européennes évoquent fièrement l’agence Frontex. On parle aussi beaucoup du système Eurosur, qui doit entrer en vigueur le 2 décembre prochain.
Hélas, la réalité sur le terrain paraît moins optimiste que sur le papier. Certes, l’agence Frontex est chargée de « la gestion de la coopération aux frontières extérieures ». Certes, elle est censée analyser les routes migratoires et en tirer les conclusions opérationnelles. Mais elle ne dispose que d’un budget de 85 millions d’euros, ce qui est dérisoire par rapport aux objectifs recherchés et à l’étendue du phénomène migratoire. Les critiques de l’agence soulignent que l’Europe ne possède même pas un seul bateau pour s’occuper de ceux qui s’aventurent en Méditerranée…
Quant au futur système Eurosur, il devrait permettre de mieux pister, identifier et secourir les navires chargés de migrants en danger. Fondé sur l’échange d’informations entre agences nationales chargées de surveiller les frontières maritimes, le système disposera de tous les instruments technologiques dernier cri : drones, satellites, caméras de haute résolution. Et pourtant, il ne fait pas l’unanimité. Il n’est pas encore en place, et ses détracteurs le voient déjà plutôt comme un verrou supplémentaire contre l’immigration et comme un nouvel outil permettant à l’UE d’éviter la question clé : pourquoi est-ce que des migrants ou des réfugiés ont besoin de venir en Europe ?
Objectifs à court et long termes
Pour le président de l’association Migreurop, Olivier Clochard, Frontex et Eurosur sont « des dispositifs au service du contrôle migratoire, qui peinent aujourd’hui à montrer leur efficacité ». Il accuse également le système Eurosur de favoriser une approche « sécuritaire », ce qui risque de donner des résultats pervers : les candidats à l’immigration vont « rechercher d’autres routes, généralement plus dangereuses, plus longues », ce qui peut « engendrer des drames comme celui que l’on a connu la semaine passée ».
Bruxelles se défend en reconnaissant qu’avec Eurosur, on ne décèlera certes pas tous les cas de détresse en mer, mais on aura quand même plus de chances de sauver des vies. Selon Michele Cercone, porte-parole de la commissaire européenne chargée du domaine, Cecilia Malmström, Eurosur fournira « des informations beaucoup plus rapides et détaillées surtout sur les petits bateaux », ce qui permettra « d’accélérer les opérations de secours ».
En même temps, Michele Cercone souligne la nécessité des actions « à long et moyen termes ». La Commission européenne prône donc « l’intensification du dialogue et de la coopération avec les pays d’origine et de transit des migrants et des demandeurs d’asile ». L’objectif recherché est « d’ouvrir les canaux légaux d’immigration régulière qui pourraient réduire la pression du flux migratoire irrégulier qui essaie d’arriver en Europe ».
Colère de la maire
Il faut toutefois rester lucide : la coopération avec les pays d’origine des migrants et le développement de ces pays est un travail de longue haleine. Quant à l’augmentation de l’immigration légale, beaucoup de pays ne veulent pas en entendre parler pour les raisons évoquées ci-dessus. Dans l’immédiat, il reste donc toujours l’agence Frontex et le système Eurosur…
Maigre consolation pour les témoins du drame de Lampedusa et pour les secouristes qui continuent à accueillir les corps de ceux qui n’ont pas eu la chance d’être repérés à temps. Les habitants de Lampedusa redoutent surtout que le beau temps actuel incite d’autres migrants à tenter la traversée de la Méditerranée. La maire de Lampedusa, Giusi Nicolini, criait sa colère il y a déjà un an, dans une bouleversante lettre adressée aux Européens : « Je suis de plus en plus convaincue que la politique d’immigration européenne considère ce bilan de vies humaines comme un moyen de modérer le flux migratoire, quand ce n’est pas un moyen de dissuasion. […] Si ces morts sont seulement les nôtres, alors je veux recevoir les télégrammes de condoléances après chaque noyé que l’on me livre. Comme s’il avait la peau blanche, comme s’il s’agissait d’un de nos enfants noyé pendant les vacances. »
Un an plus tard, désespérée, elle interpelle directement les ministres de l’Intérieur réunis à Luxembourg : « Ils doivent dire qu'ils veulent changer les choses et ensuite on verra ce que l'on fait. Mais pour moi, il faut d'abord qu'ils affichent leur volonté de changement. Ce serait insupportable de rester dans l'immobilisme. Ce serait vraiment une terrible réponse à cette tragédie. »
Les critiques de la politique d’immigration actuelle appellent l’Europe à sortir d’une logique purement sécuritaire. Bruxelles répond que sa logique est tout à fait différente et accuse les Etats membres de blocage. Dialogue qui rappelle furieusement un dialogue des sourds, et qui risque de durer encore longtemps.