Samy Ghorbal sur RFI: en Tunisie, «le parti Ennahda est contre l’abolition de la peine de mort»

« Le syndrome de Siliana - Pourquoi faut-il abolir la peine de mort en Tunisie ? », c'est le titre du livre-enquête publié par les éditions Cérès (2013) sur la Tunisie. Un pays qui a fait sa révolution démocratique, mais où les tribunaux continuent de condamner à mort. Samy Ghorbal, essayiste franco-tunisien, est l'un des quatre auteurs de cette enquête.

RFI : La peine de mort recule dans le monde. Il y a trente ans, les deux tiers des pays dans le monde la pratiquaient. Aujourd’hui, ils ne sont plus qu’un tiers. Est-ce que ce dernier tiers n’est pas le plus difficile à convaincre ?

Samy Ghorbal : Il y a deux zones dans le monde, si on fait abstraction des Etats-Unis, qui résistent fortement à l’abolition : l’Asie d’une manière générale avec évidemment la Chine mais aussi l’Inde, qui a repris les exécutions récemment alors qu’elles avaient été suspendues pendant une quinzaine d’années. Et l’autre zone, c’est le monde arabo-musulman avec une très forte prégnance de la peine de mort dans les pays du Moyen-Orient, c’est-à-dire ceux de la péninsule arabique, l’Irak et évidemment l’Iran, l’Egypte, le Soudan, les pays du Maghreb se situant dans une position intermédiaire.

Est-ce que tout cela est lié à la religion ?

C’est l’argument des défenseurs de la peine de mort qui expliquent qu’à partir du moment où la loi du talion est mentionnée dans le Coran, on ne peut pas abolir la peine de mort parce que ça reviendrait à vouloir réformer le livre saint et s’opposer au dessein de Dieu. C’est un argument qui est assez hypocrite et fallacieux dans la mesure où le droit pénal de la plupart des pays du monde arabe et musulman, notamment dans les pays du Maghreb, est un droit pénal qui est entièrement sécularisé.

S’agissant de la Tunisie, il y a un magazine qui a réalisé un sondage et a demandé aux gens quelles étaient les incriminations qui, à leurs yeux, justifiaient la peine de mort. Et on a eu à hauteur de plus de 80%, évidement, le viol d’abord, ensuite le meurtre. Et s’agissant des incriminations religieuses - le blasphème, l’adultère ou l’apostasie -, on avait un taux d’approbation inférieur à 1%. Donc l’argument religieux, on se rend compte que ce n’est pas du tout ça.

Parmi les 58 pays qui pratiquent encore la peine de mort, une bonne moitié observe un moratoire, notamment le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Ce qui est frappant, c’est que ces trois pays du Maghreb ont suspendu la peine, en même temps. Est-ce à dire que l’Union du Maghreb arabe (UMA), c’est peut-être déjà une réalité dans les mœurs ?

Non, là vous allez loin. S’agissant de ces trois pays, ils observent un moratoire dans le sens où il n’y a plus d’exécution depuis 1991 en Tunisie et 1993 en Algérie et au Maroc. Par contre, rien n’a été signé, rien n’a été formalisé juridiquement c’est-à-dire qu’on est dans la même situation que la Gambie et les exécutions pourraient reprendre du jour au lendemain. Il n’y a pas eu d’engagement international. On est dans ce juste milieu assez hypocrite qui consiste à maintenir la peine de mort dans l’arsenal juridique, à laisser les tribunaux continuer à condamner à mort les individus et en même temps l’Etat n’exécute plus aujourd’hui.

En Tunisie, la dernière exécution capitale remonte donc à octobre 1991. Vous avez mené une grande enquête avec trois coauteurs dans toutes les prisons du pays. Et vous avez découvert que jusqu’à la révolution de janvier 2011, les condamnés à mort, même s’ils n’étaient pas exécutés, restaient totalement isolés, à tel point que leur famille ne savait même pas s’ils étaient encore vivants.

Absolument. Les familles ne savaient pas où ils étaient incarcérés. Aucune nouvelle ne parvenait. Par exemple, au moment de la disparition de leurs proches, les familles n’étaient même pas averties. Donc heureusement, cela appartient à l’Histoire mais cette privation absolue de visite n’avait aucun fondement juridique, n’avait aucun fondement administratif. Après la révolution, les autorités ont regardé le code général des prisons et ont été effarées de constater que rien ne justifiait le régime qui avait été infligé à ces malheureux.

En Tunisie, on sait que le président Moncef Marzouki est contre la peine de mort. Comment se fait-il que deux ans et demi après la révolution, cette peine n’ait pas encore été abolie ?

Le président Marzouki dispose du droit de grâce. Il a usé de ce droit de grâce, ce qui fait que les 122 condamnés à mort qu’il a trouvés au moment où il est devenu président ont été graciés et sont aujourd’hui - pour la plupart de ceux qu’on a interrogés dans le cadre de cette enquête - condamnés à la prison à perpétuité. Et cette modification de leur régime juridique leur ouvre la possibilité de réduction de peine. D’ailleurs, les neuf plus anciens condamnés à mort ont été libérés.

Marzouki a fait ce qui était possible pour lui en tant que président et chef de l’Etat. Il n’est pas en son pouvoir d’abolir la peine de mort puisque c’est une prérogative qui appartient aux législatifs ou à l’Assemblée constituante. Le parti Ennahda est contre l’abolition. Ils ne sont pas forcément pour une reprise d’exécution, mais l’espèce de situation de statu quo un peu hypocrite, ni abolition ni exécution, finalement arrange un peu tout le monde.

Autre scandale en Tunisie, les erreurs judiciaires. Quand vous avez commencé votre enquête dans les prisons, vous ne saviez pas que vous alliez rencontrer un nombre incroyable de cas sur lesquels tous les doutes sont permis ?

C’est vraiment quelque chose qui nous a choqués. On savait ce qui pouvait se passer dans les postes de police et les postes de la garde nationale. Mais on a été confrontés à l’évidence de la torture, c’est-à-dire qu’on voyait encore les stigmates des tortures qui avaient été pratiquées au moment des gardes à vue. Il suffit d’obtenir les aveux pour condamner la personne ce qui ouvre la voie à des erreurs judiciaires dramatiques, notamment quand on parle de peine de mort.

On a été confrontés au cas d’une personne en particulier qui s’appelle Maher Mannaï, un jeune homme de 21 ans arrêté et condamné à mort il y a dix ans, qui est encore en prison aujourd’hui et qui n’est libérable que dans dix ans. Il a été condamné pour un crime dont il n’a jamais voulu reconnaître qu’il en était l’auteur. Et l’an passé, il y a eu un nouveau témoignage d’un prisonnier qui l’a innocenté puisqu’il a désigné l’auteur véritable du crime. Ce témoignage a été consigné dans un procès-verbal et comme la justice est extrêmement lente, ça s’est enlisé. Et aujourd’hui encore, il est toujours en prison et on en est en train de porter cette affaire à l’opinion pour faire comprendre aux gens que, au-delà de la peine de mort, il y a le problème des erreurs judiciaires. Et s’agissant de la peine de mort, c’est évidemment l’argument roi. La peine de mort, c’est irréparable. Etre confronté au cas d’une personne en chair et en os qui est innocente mais qui, si la peine de mort avait été encore pratiquée, aurait été pendue, ça fait réfléchir tout le monde.

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