Ahmed est un tout jeune homme, avenant et poli. Un rien timide, enfoncé dans un canapé de l'Union générale des étudiants (UGE), il propose de partager son petit-déjeuner. Ahmed n'a rien d'un guerrier. Pourtant, voilà deux semaines, il affrontait les rebelles à Abu Kershola, une ville du Sud-Kordofan où, depuis fin avril, s'affrontent forces gouvernementales et rebelles.
Ahmed est un moudjahid : avec ses « frères » du Mouvement islamique étudiant, la branche universitaire du Congres national, le parti au pouvoir, il a répondu aux appels de l'UGE, des imams et du gouvernement à rejoindre le jihad. « Nous nous battons pour l'islam et pour notre pays. Les rebelles, les Etats-Unis et l'Europe sont nos ennemis. »
Ses mots font écho aux discours prosélytes qui inondent les médias. Peu importe que certains rebelles partagent sa religion ou que les causes du conflit soient à chercher sous terre plutôt qu'au ciel. Pour lui, c'est « une guerre religieuse et idéologique. »
Des Kalachnikovs dans les campus
Dans les universités, chants et discours nationalistes résonnent sur fond de musique populaire lors de festivals organisés par les étudiants prorégime. Certains paradent armés, en uniforme militaire. « Leur langage est de plus en plus violent contre les populations "non arabes", qu'ils appellent "esclaves" », note Abdelaziz, membre de l'Association des étudiants darfouriens. « Avant, dans les universités, le racisme était plus implicite », ajoute-t-il.
Parfois, la violence se fait physique. Fin mai, 41 étudiants, dont sept armés de Kalachnikovs, sont entrés dans l’université d'El Fasher, au Darfour, pour y organiser un festival de mobilisation. « Face aux slogans pacifistes, ils ont répondu par des tirs. Une bagarre a éclaté et neuf personnes ont été blessées », raconte Mirhab, étudiante à El Fasher.
« Détresse de l'armée »
Depuis le front d'Abu Kershola, le président de l'UGE, Mohamed Salah, vient d'obtenir du ministère de l’Intérieur que les associations prorebelles soient bannies de toute activité « politique ». En revanche, les moudjahidines bénéficient d'un régime d'examens spécial pour leur permettre de combattre sans négliger leurs études.
Le porte-parole du ministère de l'Enseignement supérieur, Osama Mohamed Awadh, confirme que le ministère soutient les efforts de mobilisation dans les universités et « encourage les étudiants à rejoindre le jihad, qui est un devoir et une nécessité. Ces jeunes veulent défendre leur nation, nous n'irons pas contre leur volonté. »
Les volontaires peuvent choisir de se battre parmi les Forces de défense populaire (FDP), une milice gouvernementale, les moudjahidines ou, depuis une semaine, les services de sécurité. « La dernière fois que ceux-ci ont accepté des étudiants remonte à la bataille d'Heglig, en 2012 », se rappelle Abdelaziz. « Cela traduit une vraie détresse de l’armée qui, déjà en sous-effectif, a été affaiblie par l’avancée des rebelles au Kordofan. »
Reprise des hostilités
Lundi 10 juin, suite à la menace d'une reprise des hostilités avec le Soudan du Sud, le président a ordonné à l’armée régulière d'ouvrir ses camps d’entraînement aux volontaires.
Chaque groupe de volontaires passe jusqu'à trois mois au front, explique Ahmed al-Tayeb, chargé de communication de l'UGE. Les FDP estiment l'effectif nécessaire en renfort, mais c'est un comité de cheikhs, de chefs soufis, de membres de l'UGE et « d'autres civils », qui valide le nombre de troupes qui seront envoyées. « On compte de 15 à 100 volontaires par groupe pour chacune des 87 universités du pays », poursuit al-Tayeb. Il mentionne pourtant que les 380 miliciens envoyés à Abu Kershola représentent « un groupe typique ».
« Le département du jihad de l'UGE et les Forces de défense populaires tiennent un répertoire des étudiants partis combattre, leurs dates de départ et de retour, et les armes utilisées », ajoute-t-il.
Poudre aux yeux
Contrairement à leurs collègues des FDP, les moudjahidines ne signent que pour une mission à la fois et ne perçoivent aucun salaire. Pour toute compensation, ils reçoivent un certificat qu'ils peuvent présenter pour augmenter leurs chances d’être choisis lors du prochain envoi de volontaires. Certains amis d'Ahmed se sont enrôlés quatre fois.
Pour Issam Aw Mohamed, professeur d’économie à l'université des Deux-Nils, tout ceci n'est que poudre aux yeux. « Peu de jeunes qui font les coqs aux festivals s’enrôlent dans les milices. Et les rares qui se rendent aux camps d’entraînement se dégonflent rapidement. Au matin, les instructeurs se retrouvent souvent face à des lits vides. » Un étudiant confirme : « C'est devenu une blague ! »
Mais alors, les dernières cartes de l’armée ne seraient qu'illusoires. Face à des rebelles déterminés à le faire tomber par les armes et une opposition politique qui promet sa démission avant 100 jours, le régime est plus que jamais dépendant d'une mobilisation de masse.
Deux semaines pour apprendre à tuer
Les jeunes qui s'inscrivent avant leur service militaire sont envoyés en camp d’entraînement des FDP pour une période minimum de deux semaines. « Nous y apprenons l'usage des Kalachnikovs, des Galanov (sic), des lance-roquettes... », énumère Ahmed qui, après seulement un mois d’entraînement et un autre au combat, écorche encore le nom de certaines armes.
Mais d'autres partent au front sans avoir manié une arme depuis des années. « Ça arrive », concède Ahmed. Mais il pense que les incidents dus au manque d'entraînement sont rares : « C'est très facile de tirer sur quelqu'un. Si je vous donnais un fusil, là, tout de suite, vous pourriez me tuer. » Il rit.
« Taux de mortalité déséquilibré »
Pour le professeur Mohamed, « ces jeunes sont de la chair à canon. On gaspille leurs vies comme on gaspille nos ressources. » Les soldats de l’armée n'aiment pas ces apprentis mercenaires, qu'ils considèrent comme des voyous « Ils les envoient donner les premiers assauts, d’où un taux de mortalité largement déséquilibré. »
« Wagid est mort juste devant moi », se souvient Ahmed. « C’était un homme bon, un de mes meilleurs amis. Il allait terminer sa licence. » Les larmes montent. Quatre autres amis ont péri dernièrement.
Malgré les propositions, Ahmed a refusé d’intégrer l’armée, « pour vivre une vie normale ». Il veut se lancer dans le commerce, ou bien la politique. Pourtant, il n'en démord pas. « Si on a besoin de moi, je retournerais au front. »