RFI : Est-ce que de Gaulle a essayé de couper l’Algérie en deux ; le nord au FLN et le sud à la France ?
Chantal Morelle : Les points de vue sont radicalement opposés entre les deux partis. Pour le FLN il y a un principe intangible qui est inscrit dans la plate forme de la Sumam, qui est le programme du FLN, établi en 1956, c’est l’unité du territoire et du peuple algérien. Et le territoire algérien, c’est le nord et le sud, c'est-à-dire le Sahara, les deux départements sahariens, départements des Oasis et de la Sahoura. Pour le général de Gaulle et pour Michel Debré, le Sahara est complètement indépendant de l’Algérie. Il n’est pas question d’abandonner la souveraineté française sur le Sahara.
RFI : D’autant que c’est là que se passent les essais nucléaires.
C.M. : Absolument. Il y a des essais nucléaires, des bases d’expérimentation spatiales. Il y a les ressources d’hydrocarbure, pétrole et gaz naturel, exploitées depuis 1956. Donc il y a des intérêts géostratégiques extrêmement importants. Le Sahara fait le lien entre le nord et sud, vers les Etats indépendants d’Afrique noire. Les choses butent donc dès la première rencontre à Evian en mai-juin 1961, sur la question du Sahara. Le général de Gaulle refuse absolument de céder. Louis Joxe lui dit que rien n’avancera tant qu’il ne lâche pas le Sahara.
Il y a aussi une lettre que lui envoie René Cassin –grand juriste en qui il a vraiment toute confiance depuis 1940-, qui lui écrit que le droit des peuples à disposer d’eux- mêmes implique le droit des peuples à disposer de ses propres ressources. Le FLN annonce le 28 juillet sur qu’il n’est pas possible d’abandonner les quatre cinquièmes du territoire algérien. Donc, il va falloir l’influence, d’un certain nombre de membres de l’entourage du général de Gaulle pour qu’il accepte officiellement, dans sa conférence de presse du 5 septembre 1961, de dire qu’à partir du moment où on peut préserver tous les intérêts de la France, économiques, géostratégiques, nucléaires, etc., sur le Sahara, on n’a pas besoin de maintenir la souveraineté sur ce tas de pierres et de sable. A partir de ce moment-là, les choses se sont progressivement débloquées.
RFI : D’où ces accords d’Evian de mars 1962, qui permettent aux Français de continuer leurs essais nucléaires au Sahara. Est-ce qu’ensuite les négociateurs algériens -Krim Belkacem et Reda Malek-, n’ont pas été doublés par les vrais chefs militaires du FLN ?
C.M. : Effectivement, l’ALN, l’armée de libération nationale, ne voulait pas la négociation et considérait que l’indépendance serait acquise par les armes.
RFI : Boumediene était contre Evian.
C.M. : Absolument. Il y avait Boumediene, mais aussi Ben Bella -qui était détenu en France depuis 1956. Des membres du FLN ont pu aller voir Ben Bella pour discuter des positions à prendre. C’est ici le grand tournant des négociations. En décembre 1961 Ben Bella donne son aval, en disant que de toute façon il n’est pas là, il ne peut pas suivre les choses de près. Mais lorsqu’il est libéré, le 19 mars 1962, là encore, il y a des dissensions énormes au sein du FLN-ALN, et les accords d’Evian sont très rapidement bafoués par beaucoup d’entre eux. Pas uniquement par eux d’ailleurs, puisqu’il y a l’OAS de l’autre côté. Donc il y a des violences très importantes. On se souvient de l’exemple des pieds-noirs d’Oran, le 5 juillet 1962, où il y a eu 700 Européens massacrés.
RFI : Au terme de ces accords d’Evian, 150 0000 harkis sont désarmés. Certains officiers français font passer beaucoup d’entre eux en métropole avec leurs familles. Est-ce qu’il est vrai que Louis Joxe, qui était ministre des Affaires algériennes, a ordonné alors de les renvoyer en Algérie, c'est-à-dire à la mort ?
C.M. : Il y a une instruction de Louis Joxe, qui date d’avril 62, qui a été réitérée au cours du mois de mai, qui insiste sur le fait que les rapatriements des harkis en France devaient être faits dans le cadre du plan établi par le Haut Commissaire français en Algérie, Christian Foucher. C'est-à-dire qu’il y a une organisation à mettre en place et à suivre. Alors, le ministère des Armées qui les a en charge ouvre des camps « en toile ». L’un au Larzac, l’autre en Auvergne. Mais, très vite dépassé, le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, craint les désordres. L’instruction de Louis Joxe, signée, me semble être un ordre qui ne vient pas, évidemment, de lui, c’est un ordre qui vient du général de Gaulle.
RFI : Et qui dit quoi ?
C.M. : Qui dit qu’on renverra les harkis qui ne sont pas rentrés en France, dans le cadre du plan préétabli. Il y a une note reçue par Pierre Messmer qui dit à peu près la même chose. Mais on voit, en marge, Pierre Messmer qui écrit : « Aucun harki ne sera renvoyé ». Et pour Louis Joxe c’était la même chose. Les harkis n’ont jamais été renvoyés. Cette note a été signée, mais aucun harki n’a été renvoyé, parce qu’on connaît la situation sur place.
RFI : Donc, vous êtes formelle, malgré la note signée par Joxe, aucun harki n’a été renvoyé en Algérie ?
C.M. : Jusqu’à ce que je trouve des documents –moi je m’appuie sur des sources et non pas sur des sympathies qu’elles quelles soient. Je dis qu’en effet, les harkis n’ont pas été renvoyés en Algérie. Je ne dis pas que tous ont pu partir, mais j’ai même eu un témoignage disant que Louis Joxe avait fait venir des harkis à la demande d’un officier, en dehors du plan.