On se souvient que la Turquie s'était opposée à l'intervention militaire en Libye de l'Alliance atlantique dont elle fait pourtant partie. Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan avait déclaré que son pays ne tirerait pas contre ses frères libyens. Finalement, Ankara a envoyé des navires pour veiller au respect du blocus aérien imposé à la Libye par la résolution 1973 de l'ONU mais s'en est tenue à un soutien humanitaire. Elle n'a pas pris part aux frappes militaires contre les forces du colonel Kadhafi.
Début mai, le Premier ministre avait tout de même exigé de Mouammar Kadhafi qu'il quitte « immédiatement » le pouvoir et il avait fait fermer l'ambassade turque à Tripoli pour des raisons de sécurité. Il ne s'agissait alors que de déclarations sans prise de sanctions. Le premier signe de revirement a eu lieu dimanche 3 juillet 2011. Ce jour-là, l'ambassadeur de Turquie à Tripoli est définitivement rappelé à Ankara et le Conseil national de transition, le gouvernement des insurgés, est enfin reconnu comme représentant légitime du peuple libyen par la Turquie. Ce faisant, Ankara reconnaît l'échec de ses tentatives pour faire signer un protocole de paix aux deux parties en conflit.
Des liens économiques et politiques étroits
Les Turcs avaient jusqu'ici tenté d'agir comme médiateurs entre le clan du colonel Kadhafi et le Conseil national de transition libyen (CNT) mais en vain. Deux raisons principales expliquent les hésitations turques. D'abord, la Turquie et la Libye entretiennent des relations économiques très fortes. De nombreuses compagnies turques engagent d'importants investissements en Libye. Encore récemment, ces sociétés participaient à la construction d'hôpitaux, de centres commerciaux et d'hôtels de luxe. D'autres investissements importants dans les infrastructures du pays étaient prévus.
De plus, avant le déclenchement de la crise, des dizaines de milliers de ressortissants turcs vivaient et travaillaient sur le sol libyen. 17 000 ont quitté le pays laissant de très grands chantiers inachevés. On estime donc à 11
milliards d'euros le coût des projets de construction avortés. On comprend alors que, pour préserver leurs intérêts économiques, les Turcs aient voulu éviter le conflit et privilégier la médiation.
Deuxièmement, des liens politiques unissent les deux pays. Leurs relations diplomatiques étaient plutôt bonnes avant le conflit. Le partage d'une culture musulmane commune y contribue. On constate d'ailleurs que, depuis une dizaine d'années, la Turquie se tourne vers les pays du monde arabo-musulman avec lesquelles elle cherche à nouer des alliances. Peu importe qu'ils soient fréquentables ou pas : la Turquie a décidé de privilégier ses intérêts économiques.
Le poids des législatives
Ces rapprochements inquiétaient les pays occidentaux, particulièrement ses alliés de l'Otan. La nouvelle position adoptée vis-à-vis de la Libye est de nature à les rassurer. Enfin, il y a une raison politique plus conjoncturelle. Il s'agit des élections législatives de juin dernier en Turquie, remportées triomphalement par le parti au pouvoir, les islamistes de l'AKP. Le Premier ministre Erdogan ne pouvait condamner un pays frère, un pays musulman sans prendre le risque de perdre des voix.
La Turquie n'est pas très impliquée sur le terrain militaire et s'est contentée de déployer au large des côtes libyennes des navires pour assurer le blocus aérien imposé par l'ONU aux forces de Kadhafi. Pour l'instant, rien ne laisse penser que la Turquie va s'engager plus avant dans le conflit en cours. Le gouvernement Erdogan veut toujours éviter le risque de tuer des civils et de perdre le soutien de sa population. Mais il y a des pressions : celles des pays occidentaux et du commandement de l'Otan. Pour l'instant, les Turcs compensent leur moindre engagement militaire par une sorte d'offensive diplomatique.
L’arme économique
Même si la reconnaissance turque du gouvernement du Conseil national de transition libyen arrive un peu après la bataille, alors que de nombreux pays, dont la France, ont reconnu depuis longtemps ce gouvernement, la Turquie accompagne cette reconnaissance par un soutien financier assez remarquable. Ce dimanche 2 juillet à Benghazi, fief des insurgés, le ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu a ainsi promis une aide de 200 millions de dollars aux rebelles. Ils viendront s'ajouter aux 100 millions de dollars du fonds de soutien promis en juin dernier. L'un des volets les plus importants reste la poursuite des investissements dans le pays.
Des hommes d'affaires accompagnaient, comme souvent, le ministre des Affaires étrangères turc lors de sa visite à Benghazi. Et de leur côté, les ministres du gouvernement rebelle ont tenu à montrer qu'ils sont des partenaires crédibles pour les investisseurs étrangers. Depuis, le CNT s'est engagé à honorer temporairement les contrats pétroliers et financiers conclus avant la révolte par le régime de Mouammar Kadhafi. Il s’agit d’une bonne nouvelle pour la Turquie, qui reprend ainsi la main grâce à un outil désormais incontournable de sa diplomatie : l'arme économique.