RFI : « Hollande dégage ! », « On s’est battus contre les PD, on se battra contre l’IVG », « Juif, casse-toi, la France n’est pas à toi ». Ce sont quelques-uns des slogans qu’on a pu entendre dimanche dernier. Des mots extrêmement forts. Que traduisent-ils, selon vous ?
Eric Fassin : Ils traduisent une mobilisation et une mobilisation de l’extrême droite qui, en France aujourd’hui, arrive à se faire entendre beaucoup plus largement. C’est-à-dire qu’on avait le sentiment d’une marginalité de tels propos, aujourd’hui ils se retrouvent sur le devant de la scène. Et toute la mobilisation contre « le mariage pour tous » a joué un rôle important parce qu’elle s’est d’abord présentée comme plutôt bon enfant, plutôt amusante avec la figure de Frigide Barjot. Mais on s’aperçoit avec le « Printemps français » qu’elle va beaucoup plus loin. Il y a la possibilité d’alliance entre des catholiques et le « Jour de colère » – il renvoie bien sûr à la culture catholique -, et des gens dont la logique est véritablement antisémite, xénophobe, raciste. Donc on a toutes les formes du ressentiment qui s’expriment simultanément et sur les questions sexuelles et sur les questions raciales.
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Cela veut dire que s’il n’y avait pas eu la « Manif pour tous », en tout cas si elle n’avait pas connu une telle ampleur, on n’assisterait pas à cette libéralisation de paroles homophobes et racistes ?
Effectivement, les mobilisations ont joué un rôle très important. Après on voit bien que ça agrège toutes sortes de logiques qui peuvent porter sur la fiscalité, puisque c’est un des thèmes sur lesquels intervient aujourd’hui la « Manif pour tous », mais qui peuvent porter aussi sur la récupération du phénomène Dieudonné avec le geste de la quenelle qui a été également présent pendant cette journée. Autrement dit, on n’a plus seulement la bourgeoisie blanche des beaux quartiers, comme on l’avait principalement dans les manifestations homophobes de l’année dernière, on a aussi une tentative pour récupérer une partie de la jeunesse des quartiers, par exemple. Reste à voir si cette démarche sera couronnée de succès ou si, au contraire, ce sera simplement une façade à finalité médiatique.
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Quels sont les réseaux principaux sur lesquels s’appuie « Jour de colère » pour mener à bien cette action ?
On s’aperçoit qu'il n’y pas tant de monde que ça, puisqu'après tout il n’y avait pas des centaines de milliers de manifestants. Il y a les réseaux traditionnels de l’extrême droite et de l’extrême droite catholique. Mais pas seulement, une figure comme Alain Soral [essayiste] dont on avait un peu sous-estimé l’importance, était très présente ; ou aussi Renaud Camus [écrivain], c’est-à-dire des gens qui ne parlent pas simplement de mariage gay, ou même pas principalement, mais qui parlent comme Renaud Camus de « Grand remplacement », c’est-à-dire l’idée que leur inquiétude principale c’est la montée de l’islam, c’est la montée de l’immigration, qui viendraient se substituer, craignent-ils, à la population blanche, à la population de souche. Il y a une sorte de légitimation d’un racisme qui est porté aujourd’hui y compris par des figures intellectuelles qui sont prêtes ici à faire alliance avec d’autres, puisqu’on voit que Renaud Camus, homosexuel, est prêt à faire alliance avec le « Printemps français », homophobe.
Dans une France en crise, ces idéologues peuvent-ils être suivis par un grand nombre ?
Ce qui est certain, c’est qu’ils ont un écho médiatique considérable. Ce qui est moins certain, c’est de savoir quel est leur impact dans l’opinion. En revanche, cet impact médiatique, il ne doit pas être sous-estimé dans ses effets parce que ça fait que la conversation porte sur leurs idées. On est en train de parler de ce qu’ils racontent, y compris pour le récuser, y compris pour l’analyser. Nous sommes tous en train de participer à une discussion dont le centre est aujourd’hui l’extrême droite. C’est ça la grande réussite. Donc le succès on ne sait pas, simplement le succès pour imposer sa problématique, les termes du débat, eh bien, il est là.
Est-ce que ça veut dire que les médias en font trop ?
Si on reprend, par exemple, l’affaire Dieudonné, on voit bien qu’il y a de ce point de vue un intérêt de Dieudonné à ce qu’on parle de lui, c’est certain. Mais on peut se dire que le ministre de l’Intérieur, lui-même, participe de ce jeu en le mettant en avant, en lui donnant une importance extraordinaire, et qu’ensuite les médias participent de cette chambre d’écho. Il est important de réfléchir à la fois politiquement et médiatiquement quels sont les sujets dont il est véritablement important de parler. Qu’est-ce qui est essentiel et qu’est-ce qui est secondaire ? Est-ce qu’on fait exister ce dont on parle ? C’est par exemple, ce qui s’est joué avec le « Jour de retrait de l'école », organisé par Farida Belghoul. Quelle est la responsabilité spécifique des médias dans la mise en scène, dans l’écho qui est donné à ces événements.
Est-ce qu’à plus long terme, on peut assister à une scission au sein de la société sur toutes ces questions ?
Pour l’instant ce qui domine, c’est moins la scission qu’une sorte de dérive généralisée du discours politique qui, de plus en plus, depuis des années, fait une place à des idées qui étaient naguère celles du Front national. On prend un sujet comme l’immigration. On voit bien que c’est le Front national qui a réussi à imposer sa problématique, à savoir l’idée qu’il y a un problème de l’immigration. On voit revenir dans la suite toute sorte d’autres éléments. On croyait qu’il ne s’agissait que de l’immigration, mais on s’aperçoit que toutes les formes du ressentiment peuvent se faire entendre. Le problème, ça n’est pas simplement que certains dérivent, c’est que le débat s’organise autour d’eux.