Vous voulez devenir journaliste d’investigation ? Dans Pirate Fishing, vous pouvez enquêter sur la pêche illégale en Sierra Leone. Vous voulez détruire le mur qui sépare le Maroc et l’Espagne ? Connected Walls vous propose de le briser d’abord virtuellement. Vous rêvez d’écrire un chapitre de l’histoire de France ? Anarchy sollicite votre engagement pour éviter que la France ne tombe dans le chaos politique et économique. Vous rêvez de créer un nouveau monde peuplé de sons ? Soundhunters met à votre disposition des outils pour faire naître un univers peuplé de sons du monde entier.
Pirate Fishing, on est tous des journalistes d’investigation ?
Ces projets venus de l’Italie, du Royaume-Uni, de la Belgique, des États-Unis, de la France et du Luxembourg ont tous un point en commun : le désire de s’affranchir des anciennes règles et méthodes qui préconisaient comment raconter une histoire aux lecteurs, auditeurs ou spectateurs. Prenons l’exemple de Pirate Fishing. Il y a quatre ans, le Fipa présentait le documentaire Toxic Somalia, une enquête sur les déchets toxiques largués illégalement au large de la Somalie. Cette année, le webdocumentaire Pirate Fishing représente en quelque sorte le prolongement interactif de ce genre de journalisme d’investigation. « C’est tout à fait le futur de la télévision, d’être en tant que spectateur face à des programmes qui sont de plus en plus immersifs et participatifs et avec lesquels vous pouvez interagir via des plateformes, explique Florence Giraud, la codirectrice du Smart Fip@. Avec les programmes transmédia, tout est envisageable. On ne crée non seulement une histoire, mais un véritable univers autour de votre histoire. Un univers auquel tout le monde peut participer. »
Et ce n’est pas Julianna Ruhfus qui dira le contraire. L’auteure de Pirate Fishing (Italie, Royaume-Uni) a gagné son pari de toucher avec son webdocumentaire un nouveau public pour sa chaîne al-Jazeera en anglais : « Plus que 80 pour cent des gens qui avaient participé à la partie interactive du projet, n’ont jamais été avant sur le site Internet d’al-Jazeera. Il y a même des professeurs et des écoles qui reprennent aujourd’hui notre webdoc pour enseigner comment se pratique le journalisme d’investigation. »
Tout a commencé avec un film, une collaboration avec l’ONG Environmental Justice Foundation (EFJ) en Sierra Leone, avant d’entamer la section interactive avec une équipe de 15 personnes et un budget à cinq chiffres. Est-ce plus efficace, plus facile et moins couteux de faire du journalisme d’investigation sous une forme interactive ? « Lors d’une investigation, vous dépendez toujours d’un réseau de bons collaborateurs, cela ne dépend pas du format journalistique. On a choisi ce format interactif, parce qu’il y avait une sorte de synergie entre le travail en tant que journaliste d’investigation et ce format participatif et présenté comme un jeu qui crée tout de suite de l’audience. »
Connected Walls, briser les murs et créer son propre public
Comment développer son propre public ? Cette question était aussi centrale pour la démarche de Connected Walls. Ce projet transmédia propose de faire tomber deux murs qui séparent le Nord du sud, dont un mur entre les États-Unis et le Mexique et un autre mur entre l’Espagne et le Maroc. « On a commencé deux mois avant le lancement du site qui était le 9 novembre 2014, raconte le réalisateur et producteur belge Sébastien Wielemans. D’abord, on a fait une campagne de crowdfunding, puis une installation au Festival des libertés à Bruxelles. Après on était au Salon du financement participatif à Paris et à Bruxelles, avec encore un autre public, parce que notre pré-site était sous forme de jeu vidéo. Donc il y avait différentes manières de toucher une première audience pour être certain qu’elle soit au courant et déjà connectée le jour du lancement. »
Un réalisateur réalisait tous les dix jours un court documentaire sur une thématique imposée par les internautes. Le message était clair : vous pouvez influencer le cours de l’histoire. « On voulait surtout stimuler le suspens. La deuxième possibilité de participation était d’entrer en contact avec un réalisateur. Enfin, il y avait la proposition de découvrir à travers un quizz son alter ego qui vit derrière ce mur physique ou culturel à abattre. » Une quinzaine de personnes ont travaillé sur ce projet doté d’un budget de 130 000 euros par les finances publiques. Est-ce qu’ils ont réussi à reconnecter les communautés séparées par ces murs ? « On est arrivé à les briser virtuellement. Sur le site on découvre un mur de briques virtuelles. Actuellement, on est à 450 briques, c'est-à-dire 900 personnes sont maintenant connectées.
Du bonimenteur au webdoc interactif et engagé
Et pourtant, l’interactivité est vieille comme le cinéma muet, remarque David Dufresne, le réalisateur des webdocs multiprimés Prison Valley et Fort McMoney qui enseigne depuis 2014 à l’Open Documentary Lab du MIT de Boston. Selon lui, ce sont les « bonimenteurs » qui avaient inventé l’interactivité avec le public par rapport aux images en mouvement. Payés pour lire les légendes du film muet aux spectateurs qui ne savaient pas lire, les bonimenteurs avaient raconté souvent autre chose que ce qui était écrit sur les légendes : « En fait, il y avait deux histoires : celle qui était à l’écran et celle qui était racontée par le bonimenteur. D’une certaine manière, le webdocumentaire est l'héritier de cette forme d’esprit », conclut David Dufresne.
Une autre étape décisive sera franchie en 1967, à Montréal, lors de la première de Kinoautomate, du réalisateur tchèque Raduz Cincera : « Il s’agit d’un film critique sur la démocratie pour dire que les choix sont conditionnés. L’idée était la suivante : le film s’arrête régulièrement et les gens dans la salle devaient voter s’ils voulaient telle ou telle suite. D’une certaine manière, on est déjà vraiment dans une interactivité. Le public avait un boitier pour décider quelle suite à donner au film. »
Les webdocumentaires, une question de démocratie ? Il est frappant d’observer à quel point ils ont pris le relais non seulement de l’interactivité, mais aussi de l’engagement du cinéma d’autrefois : « On demande aux internautes à s’engager, affirme David Dufresne. Cela veut dire quoi ? Simplement de se logger, de s’inscrire, mais moi, je crois que cela va beaucoup plus loin que cela. C’est vraiment un partage d’engagement, de la parole engagée. Quand l’internaute passe du temps sur un webdoc, il fait presque un acte social. Donc il y est engagé. Je pense qu’il y a une filiation entre le cinéma politique des années 1960 et 1970 et le webdocumentaire d’aujourd’hui. »
Anarchy, le vertige entre fiction et réalité
Que penser alors d’Anarchy, un projet à la fois radicalement futuriste et réaliste ? « On voulait travailler sur le vertige qu'il peut y avoir entre fiction et réalité » déclare Boris Razon, à l’origine de ce projet innovateur, et directeur des nouvelles écritures et du transmédia à France Télévision. Le budget d’un million d’euros et une équipe de 85 personnes rémunérées avaient permis de pousser jusqu’au bout le « jeu » et la « fiction » d’une France qui sort de la zone euro et risque de tomber dans le chaos économique et politique.
Accompagné par un site Internet, une série de 8 x 25 minutes à la télé et de véritables « faux » tweets, images et articles de presse ainsi que de chroniques sur France Inter, le scénario « futuriste » était censé de se dérouler… en octobre 2014, c'est-à-dire en temps réel ! Mais pour Boris Razon, il n’y avait pas de risque que la transgression transmédia se transforme en trouble à l’ordre public : « Non, pas du tout. Les gens sont aujourd’hui capables de jouer avec les codes de l’information et ils les comprennent très bien. Ils sont aussi capables de jouer avec les codes de la fiction, d’écrire et de produire. C’est ça qui est bouleversant. Ils ne perdent jamais pied, ils comprennent bien dans quel monde ils sont et que le monde [virtuel, ndlr] dans lequel ils sont n’est pas la réalité. Et ils sont capables de jouer avec. C’est cela qui nous intéressait. De jouer ensemble à une grande histoire. »
Soundhunters, chasser les sons et créer un monde
Même son de cloche chez Nicolas Blies, concepteur et producteur de Soundhunters, qui promet avec son projet « une façon de parler ensemble du réel avec une approche sensible du monde ». Cette production transmédia sera déclinée sur plusieurs supports : avec un film de 52 minutes qui sera diffusé bientôt sur Arte et par la télé publique allemande SWR, mais il y aura aussi un webdocumentaire, des applications mobiles et iPad et, à partir de juin, un site Internet. « Notre sujet est notre environnement sonore et la possibilité de détourner ces bruits qui nous entourent, des bruits de machines, de la nature, des voix… On propose de découvrir des portraits de chasseurs de son. Et avec nos applications et notre expérience web, on suggère au grand public de devenir aussi chasseur de son, donc d’enregistrer leur environnement sonore et de générer des discours musicaux, des œuvres musicales, à partir de ces sons. »
Assuré à 80 pour cent par la société de production luxembourgeoise a_Bahn, en collaboration avec la société française Camera Talk Production, le budget de production se situe à 730 000 euros et a fait travailler une cinquantaine de personnes, avec des équipes en Allemagne, aux États-Unis, au Brésil, au Nigéria... En décernant le Fipa d’or du Smart Fip@ à Soundhunters, le jury avait particulièrement loué la simplicité, la facilité de partage et le dépassement des frontières de la langue : « C’est le son qui fait circuler l’auditeur entre tous les supports, indique Nicolas Blies. Le son a une place primordiale et il amène son contexte avec lui. Grâce à la géolocalisation, on sait où le son a été enregistré, à quelle heure, quelle était la météo… Quand on entend le son, on le comprend, qu’on soit Allemand, Nigérian ou Américain. »
Le transmédia, les manipulations et la démocratie
Bref, la révolution transmédia reste en marche dans des univers aussi divers et essentiels comme la création, la liberté d’expression ou le système démocratique. Comme l’a bien démontré Anarchy, la survie de la démocratie dépendra aussi du fait si elle reste capable de débusquer et maîtriser toutes les manipulations possibles de ce nouveau monde transmédia qui ne s’annonce plus à l’horizon, mais qui défile déjà sur nos écrans.
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