Krishna Gehlot était un tailleur reconnu dans la ville d’Indore, capitale commerciale de l’Etat du Madhya Pradesh, au centre de l’Inde. Son talent manuel permettait à ce soixantenaire, qui avait arrêté l’école à 9 ans, de gagner un salaire d’environ 80 euros par mois. Toutefois ses maigres revenus ne lui permettaient pas de soigner un asthme chronique. La famille Gehlot a donc été ravie quand le pneumologue Ashok Bajpai lui a proposé de bénéficier d’un « traitement gratuit », comme le raconte son jeune fils, Pradeep : « Le docteur a assuré à mon père que ce nouveau médicament venait des Etats-Unis, et que cela le soignerait complètement. Ce traitement était gratuit, il fallait juste qu’il signe un document. Et c’est ce qu’il a fait.»
Or, ce « traitement » n’était rien d’autre qu’un essai clinique, le test d’un nouveau broncho-dilatateur mené pour le deuxième laboratoire pharmaceutique allemand, Boehringer-Ingelheim. Krishna Gehlot a suivi le traitement pendant une douzaine d’heures, entre 2009 et 2010, mais son état ne s’est pas amélioré. Il a même empiré : « Quelques mois après le traitement, il avait beaucoup de mal à respirer. Il a dû arrêter de travailler, puis il a commencé à maigrir énormément », relate son fils, les yeux humides. Krishna Gehlot est finalement décédé en janvier dernier, alors qu’il venait à peine d’apprendre que ce médicament n’avait jamais été approuvé en Inde.
Entre 2005 et 2010, 3300 patients ont suivi des tests cliniques
Et ce cas est loin d’être isolé : entre 2005 et 2010, 3300 patients ont suivi des tests cliniques dans les hôpitaux publics d’Indore, dont plus de la moitié ont été réalisés en violant les règles éthiques fondamentales : l’essai clinique n’était pas déclaré, le formulaire de « consentement éclairé » n’avait pas été rempli correctement ou aucune assurance médicale n’avait été offerte aux patients.
Un rapport des autorités de l’Etat du Madhya Pradesh a conclu que 81 de ces patients, dont des enfants et des handicapés, avaient souffert d’effets indésirables graves suite à ces essais cliniques. Trente-trois d’entre eux, incluant Krishna Gehlot, étaient morts pendant ou juste après ces tests.
Aucune autopsie, aucune indemnisation ...
Le docteur Ashok Bajpai dément fermement ces accusations : « Le consentement a été pris de manière appropriée, et cette procédure est supervisée par le comité d’éthique. Du reste, nous avons mené ces essais jusqu’en 2010, et Krishna Gehlot est mort en 2012. Il est donc difficile d’accuser le médicament d’en être responsable ». Cela est en effet impossible, car aucune autopsie n’a été réalisée après son décès. Aucune indemnisation ne pourra donc être offerte à la famille Gehlot.
Cependant, des documents obtenus par RFI prouvent que de nombreux consentements ont été pris de manière illégale : ainsi, par exemple, le nom du laboratoire n’était pas mentionné, ou bien encore aucun témoin n’était présent lors de la signature avec le pouce d’un candidat illettré, ce qui est pourtant obligatoire.
Les pauvres sont des proies faciles
« Presque tous les patients étaient pauvres, peu éduqués voire illettrés », affirme le Dr Anand Rai, qui travaillait alors dans cet hôpital, révélant le scandale : « Les malades n’avaient pas les moyens de se soigner normalement, et il était donc facile pour ces médecins d’abuser de leur vulnérabilité ». Le comité d’éthique des hôpitaux publics d’Indore, seul organe local de contrôle de ces essais cliniques, est du reste soupçonné de partialité : quatre de ses membres étaient docteurs, et menaient eux-mêmes des essais cliniques.
Ce manque de contrôle éthique est extrêmement courant en Inde, déplore Amar Jesani, rédacteur en chef du Indian Journal of Medical Ethics. « Les autorités ont ouvert les portes aux essais cliniques étrangers en 2005, mais aucune inspection n’est faite sur le terrain. Les responsables ont avant tout considéré ces tests comme un commerce ».