RFI : Vous avez recueilli les témoignages de femmes syriennes qui racontent les pires sévices. Ces femmes, elles n’avaient pas parlé jusqu’ici. Qu’est-ce qui les a décidées à se livrer ?
Annick Cojean : C’est très difficile de les faire parler. C’est bien pour ça que toutes les ONG, les organisations internationales les plus multiples ont parfois essayé – même l’ONU – de faire des rapports là-dessus. Mais on se heurte toujours à ce terrible silence des femmes ! Parce que non seulement on leur fait du mal, on les viole, mais qu’en plus elles ont peur d’être tuées et de toute façon bannies par la société lorsqu’elles sortiront de prison, lorsqu’elles se relèveront de ces viols. C’est ça, c’est toujours la double peine pour les femmes. Elles sont coupables d’être victimes.
Et donc elles ne parlent pas. Elles ont tout à perdre, pensent-elles, à parler. J’ai réussi à convaincre certaines d'entre elles qui m’ont dit qu’effectivement le silence a toujours été le meilleur allié des bourreaux. Elles se sont décidées, mais toutes tremblantes, en me regardant au fond des yeux et en disant : vous avez ma vie entre vos mains. Donc c’est effectivement très périlleux.
Ce sont des témoignages souvent insoutenables qu’elles vous racontent. Quelle est leur vie après ces viols répétés, ces sévices qu’elles ont subis ?
Ça se passe toujours très, très mal en sortant, parce que de toute façon elles sont totalement traumatisées évidemment. Ce sont, vous l’avez dit, des viols terribles qui s’accompagnent d’humiliations, d’insultes, de coups, de blessures !… Ce sont des viols parfois, quand lorsque c’est fait dans la maison, c’est fait devant leurs maris et devant leurs enfants. On se débrouille quelquefois pour forcer des frères à violer leurs sœurs ! Ça paraît incroyable. On cache des visages, on les révèle au dernier moment… Enfin… Ce sont des scènes d’une perversité et d’un sadisme fou ! On se demande qui peut penser ce genre de choses.
Et donc effectivement, elles sont complètement prostrées. Elles ont toujours très peur en sortant. Certaines – les belles filles –quelquefois sont chassées de la famille. Les maris veulent divorcer, ne veulent plus voir leurs femmes. Les enfants sont confisqués. Certaines femmes tombent enceintes et dans ce cas-là essaient d’avorter. Quelques-unes se sont suicidées pour n’avoir pas réussi à avorter. Quelques-unes se sont suicidées parce qu’on les poussait au suicide. Et elles se retrouvent quelquefois dans des camps. La plupart, c’est vrai ne parlent pas, ne disent rien et espèrent que personne ne le saura. Mais il y a en plus cette suspicion qui fait que de toute façon une femme arrêtée qui a été détenue quelques heures par la police ou les services secrets, est considérée comme une femme qui a été violée. Et c’est le bannissement social.
Vous le dites dans votre enquête, certains viols se déroulent dans les villages, sur les lieux où habitent les familles. Et là on voit toute la dimension de punition collective que peut avoir ce type de viol. Mais il y a également beaucoup de viols qui se produisent dans des centres de détention !
Oui, tout à fait. Ce n’est même pas vraiment dans les prisons, c’est dans des centres de détention des services secrets. Tous les témoignages se recoupent. Les femmes descendent dans les étages, dans les caves des sous-sols de ces centres de détention. En général elles ont une cagoule sur la tête ou les yeux bandés. Et puis elles me décrivent des salles de torture ! Elles passent dans des couloirs où elles voient des hommes nus, attachés au mur, toujours les bras en croix, les bras écartés… Et elles assistent à des tortures. C’est en soi une torture d’ailleurs, de voir d’autres torturés, d’autres hurler, ou d’avoir ces menaces de torture. On m’a raconté des choses terribles !
C’est vrai que ça pose un problème pour la journaliste, d’ailleurs. Jusqu’où décrire les horreurs ? Effectivement, on se sent presque sali d’écrire certaines choses. Le lecteur aussi. Et en même temps il faut aller décrire le bout de l’horreur ! De toute façon il est toujours plus loin. Mais le silence est le meilleur allié des bourreaux.
C’est pour ça que pendant des années Kadhafi a pu violer sans problèmes puisqu'évidemment, ses victimes ne le diraient jamais, n’oseraient jamais le dire, auraient tout à perdre en parlant. Et c’est exactement ce qui se passe actuellement en Syrie. On viole, simplement personne ne peut le dire. On viole aussi des hommes, d’ailleurs ! Aucun ne le dira. Et leur chance, d’une certaine façon, c’est que ça ne se saura pas et qu’il n’y aura pas de bannissement social en sortant. Ce n’est pas le cas des femmes.
Vous le dites, le viol c’est une arme. Vous avez fait référence à Mouammar Kadhafi en Libye. C’est une arme de guerre, dites-vous. Et c’est une arme utilisée par le régime syrien. C’est quelque chose qui est planifié...
Oui. C’est très difficile d’avoir des preuves de ça, évidemment. Mais il semblerait qu’à chaque fois le processus d’ailleurs est le même. On humilie les femmes. Quand elles sont arrêtées, ces femmes qui sont voilées, traditionnelles, etc. on les déshabille. Elles sont tout de suite mises à nue. Elles sont filmées par des caméras. On les touche, on se moque, on les insulte, etc. Et puis ensuite on va les violer, collectivement en général, devant beaucoup de gens. Et ça c’est la première chose.
La deuxième chose c’est qu’on sait que beaucoup ont recours à des stimulants. On a des preuves, on a des photos etc. On le savait pour Kadhafi puisqu’il y avait des cargaisons de viagra qui avaient été commandées. Là on sait qu’il y a des stimulants utilisés par les hommes de Bachar. On sait aussi qu’il y a des produits paralysants. Plusieurs femmes ont des injections pour qu’elles se tiennent tranquilles. Ça c’est la troisième chose.
Et puis, à ma stupéfaction, l’une des jeunes filles me dit qu’elle a été dans chaos total, une promiscuité très sale, etc., et aussi persécutée avec des rats… Eh bien, il y a quand même un médecin qu’on appelait le docteur Cetamol – c’était le surnom de ce médecin – qui passait tous les matins vérifier à ce que les femmes prennent une pilule contraceptive, avec sur un carnet le jour exact des règles de ces femmes. Et il passait voir si elles avaient des retards. Et s’il y avait un retard, on leur donnait la pilule abortive. Ce qui montre quand même – réellement ! – que ce n’est pas improvisé ! Que ce n’est pas simplement des soudards qui se livrent à des exactions comme ça, sur des femmes complètement démunies. C’est planifié, organisé et pensé.
Et paradoxalement, on se dit que c’est peut-être le seul geste un petit peu humain, quand on sait qu’au viol on peut rajouter l’humiliation comme ça a été le cas avec les nazis, comme on l’a vu quand il y a eu des affaires en Bosnie, au Kosovo, sur le viol utilisé là encore comme arme de guerre. Avoir un enfant du viol c’est une honte supplémentaire.
Il y en a aussi. Il y a aussi beaucoup d’enfants qui sont nés. Il y a des petits bébés, des nouveau-nés qu’on a vus et qu’on a trouvés dans les rues de Homs au petit jour, qui avaient été comme ça, laissés par des jeunes mamans qui n’avaient osé évidemment dire leur grossesse à personne.
Côté rebelles, vous n’avez recueilli aucune preuve ?
Ecoutez… Je ne sais pas. Non. Effectivement, je n’ai pas rencontré des femmes qui ont pu me parler de ça. Je sais qu’il y a des exactions, évidemment. On le sait tous, on sait qu’il y a des enlèvements, des kidnappings de femmes pour les échanger avec d’autres prisonniers. Des viols, je n’en ai pas entendu parler.
- A consulter sur Le Monde : Le viol, arme de destruction messive en Syrie