RFI : Faute d’un mandat de l’ONU, l'intervention militaire probable en Syrie peut-elle être qualifiée de « légitime », à défaut d’être légale ?
Hubert Védrine : C’est certainement le terme qu’emploieront le président Obama et les autres dirigeants concernés. Il ne s’agit pas de la communauté internationale, qui d’ailleurs n’existe pas en pratique. Il s’agit de trois pays occidentaux, plus la Turquie.
Faute de pouvoir réunir les conditions formelles de la « légalité », c'est-à-dire un vote du Conseil de sécurité sans veto des membres permanents et invoquant le chapitre 7 - qui autorise le recours à la force, ce qui n'est pas possible à cause du blocage russe et sans doute chinois, les dirigeants de quelques pays vont, au nom des accords et des protocoles internationaux contre l’emploi des armes chimiques, prendre sur eux sur le plan de la « légitimité », pour ne pas laisser cet acte sans réponse.
François Hollande a évoqué l’obligation de protéger les civils. Cet argument peut-il être considéré comme une justification légale au regard du droit international ?
Pour que ça devienne légal, il faut que les membres permanents soient d’accord, tous. La fameuse responsabilité de protéger, adoptée à l’ONU sous l’impulsion de Kofi Annan pour substituer un terme plus convaincant que le devoir d’ingérence, engage les membres permanents à ne pas laisser un peuple se faire massacrer par son propre gouvernement. Mais il faut qu’il y ait accord là-dessus. Donc, s’il n’y a pas accord, on peut invoquer des justifications politiques et morales, mais pas légales.
D’autre part, le président français a employé le terme de « punition ». C’est précis et ciblé, mais ça ne prétend pas régler le problème. Ca ne prétend pas protéger l’ensemble des populations. D’autant que c’est une guerre civile, entre Syriens, entre pro et anti-islamistes, entre pro et anti-Iraniens, etc. Les islamistes eux-mêmes sont divisés en courants. Mais les dirigeants occidentaux se sont placés dans une situation où ils ne peuvent pas ne rien faire. A un moment donné, ils vont dire : trop c’est trop.
Les Etats-Unis ont précisé qu’il n’était pas question d’intervenir pour renverser Bachar el-Assad. Concrètement, selon vous, que vont-ils faire sur le plan militaire, et avec quel objectif politique ?
S'ils disent ça, c’est par rapport aux Russes. Depuis le moment où les Russes ont laissé passer la résolution sur la Libye au Conseil de sécurité, grâce à l’habilité d’Alain Juppé, en s'abstenant au lieu de mettre leur veto, ils ont dit qu’ils avaient été trompés, que ce n’était pas simplement une intervention pour arrêter un massacre, mais pour renverser le régime. Après, si Kadhafi avait fait un cessez-le-feu tout de suite, il n’aurait pas été renversé, donc c’était beaucoup de sa faute. Mais les Russes utilisent ce prétexte pour dire qu’ils ne veulent pas remettre le doigt dans cet engrenage. Donc, ils bloquent tout.
Bref, quand les Américains disent ça, ils parlent à Poutine, ils lui disent : ce que nous allons faire, on ne peut pas ne pas le faire. Et vous-mêmes, les Russes, vous êtes d’accord contre l’emploi des armes chimiques et vous êtes partie prenante aux conventions internationales. Donc, on fait quelque chose de légitime, et nous vous affirmons que ce n’est pas une façon cachée, masquée, d’aller renverser le régime. Ils ont besoin de dire ça pour essayer d’élargir l’assise et l’approbation aux opérations militaires qui se préparent.
Alors, si ce n’est pas « renversement », c’est « punition », comme l’a dit le président Hollande, en espérant que ce sera non seulement punitif, mais efficace. Donc, ça désorganise en partie le système militaire syrien, et au-delà, ils vont espérer que ça puisse avoir un effet de choc, qui obligerait le régime Syriens à se prêter à un processus politique. Peut-être qu’après, Obama et les autres vont essayer de revenir sur un terrain politique.
Cette intervention n’arrive-t-elle pas trop tard ? Ne fallait-il pas agir quand l’opposition en Syrie n’était pas encore dominée par les islamistes radicaux ?
Ça, c’est difficile à dire. C’est un peu théorique, parce qu’une intervention, une action militaire, ça ne se décide pas comme ça. Si elle avait été rapide, on aurait pu la juger impulsive, pas préparée, pas convaincante. Il n’y a pas de bonne solution. Si on allait dans votre sens, quelle serait la bonne date ? On ne sait pas. Encore une fois, c’est une guerre civile, avec des arguments pour et contre, dans tous les sens. C’est pour ça que les dirigeants que nous avons cités se résignent à faire quelque chose. Ils ne peuvent pas ne rien faire. C’est plutôt ça.
Mais pourquoi aujourd’hui, après deux ans et demi de tergiversations ?
Ce ne sont pas des tergiversations. Il y a des oppositions réelles. Il faut distinguer les réactions de l’opinion occidentale ou européenne d'un côté, et les réactions sur place de l'autre. Assad serait certainement tombé s’il n’y avait pas, en Syrie, de la part de l’ensemble des minorités qui, au total, forment une majorité, une terreur suscitée par le régime suivant. Beaucoup de gens en Syrie sont épouvantés par la guerre civile, ils trouvent abominable tout ce que l’on voit dans les massacres, mais ils ont très, très peur de la suite. Sinon, Assad serait tombé. C’est beaucoup plus compliqué que l’affaire de Libye, et ça explique peut-être que les uns et les autres hésitaient.
En plus nous sommes dans une époque où les Occidentaux sont obligés de se rendre compte qu’ils ne contrôlent plus les affaires du monde. D’ailleurs, personne ne les contrôle à leur place, pas même les Chinois. C’est à la fois inquiétant, c’est bouleversant quand on voit des horreurs se développer, et c’est humiliant aussi, car ils tiraient les ficelles de tout depuis plusieurs siècles.
Ça explique un peu l’hésitation des opinions. A un certain moment, elles se disent : ce n’est pas tolérable, il faut faire quelque chose. Et les dirigeants se disent : oui, mais on fait quoi ? Et quelles vont être les suites ? Il y a beaucoup d’exemples d’interventions qui n’ont pas atteint les objectifs prévus.
Hubert Védrine est l’auteur d’un livré publié aux éditions Fayard, Dans la mêlée mondiale.