François Burgat: «les Frères musulmans ont eu la naïveté de croire qu’ils étaient véritablement au pouvoir»

Le guide suprême des Frères musulmans, Mohammed Badie, a été arrêté mardi matin 20 août, en Egypte, pour incitation à la violence. C’est une nouvelle étape dans le bras de fer qui oppose l’armée à la confrérie depuis la destitution le 3 juillet du président islamiste Mohammed Morsi. Entretien avec François Burgat, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam) à Aix-en-Provence.  

RFI : Est-ce que, pour vous, l’armée égyptienne incarnée par le nouvel homme fort du pays, le général al-Sissi, veut décapiter la confrérie ?

François Burgat : Pour l’heure, il est difficile de penser autre chose. Il semble bien qu’on soit revenu à la bonne vieille logique éradicatrice, c’est en tout cas le message qui a été adressé à la société égyptienne, compte tenu de la façon dont les manifestants ont été traités et compte tenu du fait que l’ensemble des dirigeants sont non seulement arrêtés, mais traduits devant des tribunaux avec des accusations plus ou moins crédibles d’incitation à la violence, compte tenu de ceux à qui elles s’adressent. Il n’est pas complètement exclu qu’une fois cette phase brutale de la première répression sera passée, que cette page aura été écrite, que le régime ne tolère une sorte de caution pluraliste, sous la forme d’un parti qui serait plus ou moins l’héritier - redéfini - de la présence politique des Frères musulmans. Ne serait-ce que parce qu’il ne pourra pas complètement s’abstraire des demandes, si timides soient-elles, de la communauté internationale, de l’Europe et des Etats-Unis. Il faut rappeler que le parti des Frères musulmans a gagné six scrutins consécutifs depuis que le président Moubarak a été déposé, six scrutins seul ou avec ses alliés.

Aujourd’hui, on a l’impression pourtant que les Frères musulmans qui avaient remporté plusieurs scrutins dans les urnes sont devenus très minoritaires dans le pays. Est-ce une fausse impression, relayée par le pouvoir et les médias égyptiens, ou est-ce qu’ils paient le passage désastreux au pouvoir de Mohamed Morsi ?

Les deux propositions sont exactes. Il suffit ensuite de les quantifier. Pour ma part, il serait inopérant de nier le fait qu'un passage par le pouvoir dans des conditions aussi difficiles que l’ont opéré les Frères musulmans - c’est-à-dire au sortir de 40 ans d’autoritarisme et surtout sans disposer des leviers de commande - a un coût. Et ce coût, les Frères le paient.

Donc il est absolument évident qu’une petite partie de leur électorat, une partie de ceux qui avaient préféré voter Frères plutôt que de voir un ancien Premier ministre du gouvernement Moubarak reprendre pied, l'a aujourd’hui abandonné. Mais il me semble absolument essentiel de bien se rappeler que contrairement à ce qu’on avait dit - que la presse avait été « frérisée » -, que la presse d’Etat égyptienne est restée entièrement aux mains du régime et qu’il y a une certaine propension chez chacun d’entre nous, en Europe et aux Etats-Unis, à aimer entendre un discours de discrédit sur les Frères musulmans. Il faudrait prendre garde de ne pas nous auto intoxiquer par nos cris de satisfaction plus ou moins rentrés. Pour ma part, je considère que les Frères musulmans en particulier, et l’islam politique en général - il faut introduire cette nuance - a encore, que ça nous plaise ou non, une partie de son avenir devant lui. Il ne faut certainement pas considérer que l’épisode fugitif du mandat de Morsi est un jalon essentiel et décisif dans la trajectoire qui reste ascendante, à mon sens, des islamistes dans cette région du monde.

Pour vous, l’échec de Mohammed Morsi n’est donc pas l’échec de l’islam politique ?

Bien sûr que non ! La contre-révolution égyptienne ne peut pas signer une notion d’échec politique. Il y a quand même l’action et la réaction. Et, avant l’échec, il y a tout de même la prise de pouvoir par l’armée et sa mise à l’écart d’un processus complexe exigeant, difficile, un pas en avant, deux pas en arrière, un pas à gauche, un pas à droite, qui est une transition démocratique.

Par rapport à l’armée, n’était-il pas un peu utopique de penser qu’une cohabitation était possible avec les Frères musulmans ?

Je suis tout à fait d’accord. Les Frères musulmans ont commis des erreurs. Il ne s’agit pas de les nier. Au nombre de ces erreurs, il y a une certaine naïveté d’avoir cru qu’ils étaient véritablement au pouvoir. Il y a eu l’appareil économique, bien sûr : on l’a vu avec les manœuvres de distributeurs d’essence, dont plus de 60% ont alimenté des pénuries pour accroître le mécontentement populaire. Il y a eu le ministère de l’Intérieur, qui a cessé son travail premier, qui est la régulation de la police urbaine pour, une fois encore, augmenter le mécontentement populaire. L’appareil judiciaire, contre lequel Morsi est allé au combat, parce que c’était indispensable et qu’il était absolument impossible de reformuler l’appareil institutionnel, avec un appareil judiciaire qui était resté dans les mains de l’ancien régime et qui annulait toutes ces décisions. Donc oui, les Frères musulmans ont commis des erreurs. L’une de ces erreurs est la naïveté, l’autre est une certaine frilosité à parvenir à se crédibiliser auprès de la partie de leur électorat qui n’était pas islamiste. Mais il faut rappeler qu’ils avaient aussi une aile salafiste qui tirait dans l’autre sens, donc la partition n’était pas facile à jouer. Oui, ils ont commis des erreurs, elles sont trop fugitives pour que leur assise populaire ait été significativement remise en cause et l’attitude de l’armée, qui en fait aujourd’hui des martyrs, est de nature  à redorer leur blason dans l’opinion égyptienne.

François Burgat est l’auteur du livre L’islamisme à l’heure d’al-Qaïda, éditions La découverte.

Partager :