RFI : Cette mobilisation en ce moment même des partisans des Frères musulmans, sur quoi peut-elle déboucher ?
Jean-Yves Moiseron : C’est toute l’interrogation. On craint évidemment que ce soit une radicalisation et que ça ne débouche sur, si ce n’est une guerre civile à laquelle je ne crois pas trop, au moins des troubles assez violents. Il faut remettre les choses dans leur contexte.
On vient d’interrompre un processus démocratique qui était en cours en Egypte par un coup d’Etat militaire. Donc c’est vécu par les Frères musulmans évidemment comme une trahison. Non seulement la perte du pouvoir, mais aussi la perte de la légitimité du discours démocratique, la crédibilité de ceux qui se réclament de la démocratie.
Et au sein des Frères musulmans, une ligne de clivage entre ceux qui avaient finalement accepté de jouer le jeu des règles, et ceux qui étaient plutôt réticents et qui risquent aujourd’hui de se radicaliser et de considérer que la seule solution de se faire entendre, c’est la violence. La violence dans la rue plutôt que le règlement pacifique avec les urnes. Nous sommes dans une situation d’incertitudes.
Personnellement, je crois que les Frères musulmans n’ont pas intérêt à jouer le jeu de la violence parce que la roue tourne, la roue tournera, et qu'évidemment dans quelques mois les Frères musulmans se trouveront peut-être en situation de reprendre les rênes du pouvoir. Ou en tout cas, d’exercer de l’influence face à un pouvoir qui lui-même sera peut-être déconsidéré.
Justement, concernant ces islamistes qui étaient majoritaires dans les urnes, un an plus tard leur dirigeant est chassé, arrêté. Certains établissent un parallèle avec l’Algérie. Ce rapprochement est-il pertinent ?
Il est pertinent, mais seulement dans une certaine mesure. Dans le sens où le scénario n'est pas semblable. Parce qu’en Algérie, c’était l’interruption d’un processus électoral. Des gens ont été frustrés de leur victoire. Là, c’est un processus qui était plus long. Les islamistes ont été au pouvoir, donc ils ont eu l’occasion d’exercer.
On a vu qu’ils avaient largement raté leur capacité à gérer le pays, donc ils étaient largement déconsidérés. Aujourd'hui, c'est un processus de transition démocratique plus large. Les conditions politiques, socio-historiques, etc... sont très différentes. Simplement il faut rester quand même à la fois vigilants et considérer que ce coup de force, ce coup d’Etat que l’on considère peut-être un peu de façon lointaine et inoffensive, aura des répercussions très profondes dans les logiques politiques internes.
Cela va dépendre aussi beaucoup de l’attitude de l’armée : est-ce qu’elle va emprisonner une large partie des cadres des Frères musulmans ou est-ce qu’elle va les relâcher assez vite ? Est-ce que l’armée va retrouver d’une façon ou d’une autre les moyens de reconstituer un dialogue en vue d’un compromis futur ? Ces questions restent posées.
Ce qui est clair, c’est que les Frères musulmans n’ont pas disparu de la scène politique. Ils sont ancrés dans la société égyptienne, ils sont présents et ils resteront une force politique dominante ou importante dans l’avenir de l’Egypte. Donc il faut en tenir compte.
Vous n’hésitez pas à employer ce fameux terme de « coup d’Etat ». Pourtant certains capitales ne vont pas jusque-là, comme par exemple les Etats-Unis. L’Union africaine, elle, a décidé de sanctionner l’Egypte...
Bien sûr, l’Union africaine a une position différente. C’est le cas aussi d’une grande partie du monde. C’est effectivement un coup d’Etat. On voit bien que l’attitude de la communauté internationale au Nord est assez prudente. Elle ne veut pas prononcer le mot, parce que ça entraînerait toute une série de conséquences en termes juridiques notamment.
Et financières, par exemple, pour les Etats-Unis ?
Oui, mais imaginons qu’une telle chose se soit produite n’importe où dans le monde. Imaginons que l’armée ait suspendu une Constitution validée par un référendum, qu’elle ait emprisonné un chef d’Etat dans l’exercice de ses fonctions, un chef d’Etat élu démocratiquement, si ça s’était passé n’importe où dans le monde ailleurs, ça aurait suscité des commentaires extrêmement critiques.
Ce n’est pas le cas aujourd’hui en raison d’une multitude d’intérêts socio-politiques et autres. Mais seulement, sur place, les choses sont extrêmement mal vécues dans un certain nombre de pays. C’est bien aussi une forme d’hypocrisie de la communauté internationale qui est ressentie sur les questions démocratiques.
Clairement, la communauté internationale au Nord ne respecte pas ses engagements ou ses principes en termes de démocratie et n’hésite pas à adouber ou à accepter finalement une remise en cause d’un processus démocratique. C’est fragile, il ne s’agit pas de défendre le bilan des Frères musulmans. En tout cas, c’était un processus en construction qui a été brutalement interrompu par l’armée.
En tout cas, le pouvoir n’offrait pas de réponse à la très importante mobilisation populaire avec ces millions de personnes qui étaient descendues dans la rue.
Ne nous laissons quand même pas intoxiquer ni par les images, ni par le discours officiel légitimant de l’armée qui cherche des moyens pour justifier son intervention. C’est vrai que c’est un coup d’Etat, mais correctement habillé. Il y a cependant beaucoup d’Etats dans le monde où le gouvernement ne trouve pas de réponses aux manifestants.
Il y a beaucoup de pays où on manifeste. Il y a beaucoup de pays où le gouvernement en place n’a pas les faveurs d’une majorité des citoyens. Est-ce que ça justifie un coup d’Etat ? Est-ce que ça justifie la remise en cause d’un processus démocratique ?
Et comment surtout, dans l’avenir, reconstruire des éléments de consensus autour d’un projet constitutionnel, par exemple, ou un compromis avec cette force politique à partir du moment où l’attitude est aussi brutale. Au nom de quoi va-t-on maintenir en prison Mohamed Morsi ? Quelle faute a-t-il commise sur le plan constitutionnel ? Là on touche le cœur de la légitimité de se qui va se dessiner dans le futur.