Magistralement traduit de l’anglais, L’ombre d’une différence est le troisième roman de la Nigériane Sefi Atta. C'est un récit d’affirmation de soi au féminin, sur fond de village planétaire inachevé, un véritable « work in progress ».
Le ton est donné dès les premières lignes du livre : « Les plus réussies sont hypnotisantes. Celle-ci est éclairée, agrandie. C’est la photographie d’une Africaine devant une terre désertique. Peut-être une Soudanaise ou une Ethiopienne. C’est difficile à dire. Un foulard jaune couvre ses cheveux, sous l’image, une légende : « Je suis forte »…
Nous sommes à l’aéroport d’Atlanta où l’avion de la protagoniste en provenance de Londres vient d’atterrir. Sur le chemin vers la sortie, celle-ci se retrouve nez-à-nez avec cette publicité qui l’interpelle. « Je suis forte, pense-t-elle. Qu’est-ce que ça veut dire ? ». Une telle affirmation laisse la jeune femme perplexe. Tout en se préparant mentalement pour faire face au racisme légendaire des douaniers américains, Deola Bello se demande si la force de la belle femme noire à l’affiche ne se réduisait pas uniquement à sa capacité d’attirer l’attention des passants ?
Dans l’entre-plusieurs-mondes
C’est toute l’habileté de la romancière de plonger ses lecteurs d’entrée dans la problématique de la représentation de l’Afrique qui est l'un des thèmes majeurs de ce roman. L'affiche pose aussi d'autres questions: celles du statut de la femme, du décalage entre l’image et la réalité, de la tradition et du pouvoir. Des thèmes qui seront abordés, chemin faisant, à travers les vécus des personnages, mais surtout à travers la voix ironique que Sefi Atta prête à son personnage central de femme, à la fois prisme et destin.
Nigériane de naissance, Deola Bello vit et travaille dans la capitale britannique. Comptable de métier, elle est directrice du service d’audit interne d’une grande organisation caritative dont, on nous le précise d’emblée, « l’argent vient de sources bien intentionnées et mis au service de causes justes ».
Elle est venue aux Etats-Unis pour effectuer l’audit des projets de la branche outre-Atlantique de Link, l’organisation qui l’emploie. La jeune femme parcourt le monde dans le cadre de son travail. Elle a été récemment à New Delhi et sera prochainement à Lagos où elle retrouvera sa famille. C’est dans la capitale économique nigériane, entre chaos et promesses, que se déroule l’essentiel de l’action de ce roman moderne de l’entre-deux mondes, voire même de l’entre-multiples-mondes.
Un vaste « melting-pot »
La personnalité africaine tiraillée entre deux mondes fut le grand thème de la littérature africaine, au sortir de la période coloniale. Ce tiraillement était à l’origine de la tragédie existentielle que la première génération de romanciers anglophones (Chinua Achebe, Ayi Kwei Armah, Kofi Awoonor) tout comme leurs confrères francophones (Ferdinand Oyono, Cheikh Hamidou Kane, Camara Laye, Seydou Badian) ont chroniquée avec un sens consommé de l’épique dans leurs fictions devenues des classiques de notre temps. Or aujourd'hui, cette condition de « l’être-entre-deux-mondes » n’est plus spécifique à l’Afrique ou au monde colonial en général, mais elle caractérise l’ensemble de la planète devenue un vaste « melting-pot » problématique, pourtant si prometteur pour l’avenir du monde.
L'héroïne de Sefi Atta est le produit de cette civilisation en train de se mondialiser. Elle appartient à la nouvelle génération d’hommes et de femmes qui refusent de se définir par la géographie seule (« Comme d’habitude, elle est impatiente de quitter Lagos à la fin de son séjour, mais une fois à Londres, Lagos lui manque », dit d’elle le narrateur). Elle se veut aussi « différence » et passerelles entre les mondes.
« La construction des personnages est l’un des points forts de l’écriture de Sefi Atta », a écrit Helon Habila , chef de file de la littérature nigériane moderne. «Chacun de ses personnages, même les personanges mineurs ont une histoire à raconter, ils sont dotés de maniérismes qui marquent les imaginaires.» L'ombre d'une différence ne déroge pas à la règle. Ce roman est peuplé de frères, de soeurs, d'«Aunty», d'amis, d'amants, de collègues de travail dont les histoires se croisent et s'entrecroisent et donnent profondeur et complexité à l'intrigue. On pense à Jane Austen, mais il y a aussi quelque chose de tolstoïen dans cette narration qui procède par empilement et ressassement, plutôt que par une logique romanesque monomaniaque. L'art de la digression dont Atta a fait sa marque de fabrique sied bien au matériau mouvant et instable de ses récits.
Sefi Atta qui partage son temps entre le Nigeria natal, l'Angleterre où elle a fait es études et le Mississipi où elle vit depuis une quinzaine d'années, est l'auteur de trois romans, un recueil de nouvelles et des pièces de théâtre. Son premier roman traduiit en français sous le titre de Le meilleur reste à venir (Actes Sud) lui a valu en 2006 le prestigieux prix Wole-Soyinka.
Extrait :
« La ville a rétréci, ou peut-être qu'il y a toujours plus de monde. C'est la saison des pluies, et Deola se demande comment elle a un jour pu appeler ça l'été. Les rues sont détrempées. Elle aperçoit certaines nouveautés, comme le service de navettes pour les ouvriers, mais dans l'ensemble la ville lui est familière. Les taxis jaunes, les minibus, les bus arborant des messages bibliques comme «El Shaddaï» et «Weep Not Crusaders», les camions débordant de sable mouillé, les bâtiments inachevés et les voitures en panne. Les gens traversent le terre-plein central de l'autoroute et des béliers paissent en contrebas. Les étals d'Oshodi Market évoquent des cellules de prison et les toits sont encombrés de panneaux publicitaires pour des compagnies de fret, des banques et des écoles d'informatique. De la fumée s'élève derrière un bosquet de palmiers. A une extrémité du Third Mainland Bridge, une agglomération, à l'autre extrémité, l'université de Lagos. La rive de la lagune est couverte de pirogues et de filets de pêche. »
L’ombre d’une différence, par Sefi Atta. Traduit de l’anglais par Charlotte Woilliez. Actes Sud, 368 pages, 23 euros.