Huit ans, c’est très long. Pourquoi a-t-il fallu autant de temps pour condamner les meurtriers ?
Et bien, la machine judiciaire russe n’a effectivement pas été très rapide. Depuis le meurtre d’Anna Politkovskaïa – elle a été tuée le 7 octobre 2006 dans son immeuble – il y a eu trois procès avant la condamnation en cours. Et l’affaire n’est pas finie. Un premier procès a eu lieu en novembre 2008. A l’époque, il n’y avait dans le box des accusés que deux frères tchétchènes, les Makhmoudov, et un policier de Moscou. Au bout de trois mois d’audiences, les jurés les ont déclarés « non coupables ». Mais le parquet a fait appel et la Cour suprême a ordonné un complément d’enquête.
Comment expliquer que les commanditaires du meurtre n’ont toujours pas été retrouvés alors qu’on a trouvé les exécutants ?Qui mène l’enquête ?
En Russie, les enquêtes importantes sont menées par le comité d’enquête, qui fonctionne un peu comme une super-chambre d’instruction, mais qui dépend directement du pouvoir politique. Ce comité est contrôlé notamment par une procurature qui vérifie les actes, ordonne les suppléments d’enquête et décide du renvoi devant le tribunal. C’est le 31 mars 2011 que le troisième frère Makhmoudov a été arrêté, celui qui est accusé aujourd’hui d’avoir appuyé sur la détente, donc d’être l’assassin. En août de cette année-là, un officier de police, Dmitri Pavlyuchenkov, a aussi été arrêté.
Et ce policier est un des personnages-clé de l’affaire !
Oui. Ce monsieur a participé au premier procès, mais comme « témoin secret de l’accusation », autrement dit un « témoin anonyme »… Puis, Pavlyuchenkov a été accusé d’avoir organisé le meurtre. Mais, nouveau revirement, il a négocié avec le comité d’enquête et obtenu un procès à huis-clos dans lequel il était le seul accusé mais sans contre-interrogatoire. Officiellement, il aurait accepté de collaborer avec le comité d’enquête et se serait engagé à donner le nom du commanditaire du meurtre... En fait, il n’a rien dit. En décembre 2012, il a été condamné à onze ans de prison. Mais aujourd’hui, les avocats de la partie civile, ceux qui représentent la famille d’Anna Politkovskaïa, sont furieux qu’il n’y ait pas eu de procès public avec la possibilité d’interroger cet homme qui sait sans doute beaucoup de choses… Il ne s’agit pas d’un simple policier, mais d’un lieutenant-colonel, membre d’un département secret de la police…
Finalement, y a-t-il eu un deuxième procès ?
Oui, en juin 2013, le deuxième procès a débuté avec les mêmes accusés, plus Roustam Makhmoudov, accusé d’avoir tué la journaliste, et leur oncle qui les aurait recruté. Dès le début, les deux enfants d’Anna Politkovskaïa ont refusé d’y participer. Ils dénoncent une mascarade, puisqu’il n’y a toujours pas de commanditaire, et en plus, ils contestent le choix des jurés. En effet, au fil des semaines, les jurés ont abandonné le jury les uns après les autres, au point qu’en novembre, le procès s’est arrêté faute de jurés ! L’ancien employeur de la journaliste, le journal Novaia Gazeta, pense qu’ils ont subi des pressions. Toujours est-il qu’il a fallu tout reprendre. Un troisième procès a donc démarré en janvier dernier dans une ambiance exécrable. La veille, une perquisition avait eu lieu chez l’avocat des trois frères, officiellement en rapport avec une autre affaire. Le juge a été contesté à longueur d’audiences par les avocats… Mais ce procès est finalement allé jusqu’au bout et les cinq accusés ont été déclarés coupables. L’énoncé des peines n'ont pas encore eu lieu… Le tribunal avait demandé des peines allant de quinze ans à la perpétuité. Quant aux accusés, ils continuent à proclamer leur innocence.
Sait-on finalement qui est le commanditaire ?
Non. Novaya Gazeta pense d’ailleurs que ce procès a duré si longtemps justement pour que l’opinion finisse par se lasser et renonce à l’idée de retrouver le commanditaire. La mort de la journaliste avait suscité une forte indignation dans le pays à l’époque, mais les temps ont changé, et les gens ont d’autres préoccupations. Néanmoins, il y a encore une enquête concernant les policiers qui ont suivi la journaliste pendant des jours, qui l’ont prise en photo, en filature : tout un département de la police semble avoir été mis au service des assassins… Ce qui fait dire aux avocats que le commanditaire était sans doute haut placé. Le journal a lancé un appel pour que les témoins parlent, espérant que la vérité sorte enfin. Anna Politkovskaïa avait beaucoup d’ennemis dans la sphère politique car elle avait dénoncé les massacres, les exactions, en Tchétchénie, elle avait dénoncé la fraude, la corruption… Sa disparition arrangeait manifestement pas mal de personnes.