Elle tient les yeux fermés, tout en exhalant des volutes de fumée blanche qui lui cachent le bas de son beau visage noir. C’est un visage hiératique, gravé dans le marbre, encadré par l’embrasure de la porte ouverte derrière elle. A quelques photos plus loin, le visiteur est happé par le regard interrogateur et inquiet d’une jeune fille, surprise par la nuit. Le titre de la photo : « Une gargote, une bière et ce regard : je me prépare à une nouvelle nuit d’errance ». Sur la photo suivante, trois danseuses hypnotisées par le rythme effréné. Elles font la ronde autour d’une quatrième fille qui s'est effondrée. Elle est comme dans un état de transe. Ses cheveux hirsutes, sa bouche entr’ouverte disent l'extase et l'agonie à la fois. Difficile de rester insensible à la charge émotionnelle que dégagent ces clichés. « Pour moi, la photo n’a de sens que si elle parvient à transmettre l’émotion que j’ai ressentie au moment d’appuyer sur le déclencheur », explique l’artiste malgache auteur de ces photos.
Rijasolo était l’un des invités du Salon international du livre de Port Louis, à lîle Maurice, qui s’est tenu au début du mois de mars. L’artiste est venu avec douze photos extraites de sa monographie parue il y a un an, consacrée à la nuit
malgache : Madagascar, nocturnes, publiée aux éditions No comment. Le succès était au rendez-vous. Le stand, situé à l’entrée du Salon, n'a pas désempli tout au long des quatre jours de la manifestation. Le photographe lui-même était souvent aux commandes, guidant personnellement le visiteur à travers son univers à la fois poétique et inquiétant. Les photos ont suscité parfois le débat, les visiteurs n’hésitant pas à dire leur grande perplexité face au Madagascar de la nuit version Rijasolo, entre violence et apaisement, pudeur et crudité.
Sombre et poétique
« La nuit malgache est mon terrain de prédilection, a écrit Rijasolo dans la postface de son livre de photos. Alors la population diurne se calfeutre chez elle, et c’est une autre foule qui apparaît. Jusqu’aux premières lueurs du jour, le monde appartient à d’autres gens. (…) L’atmosphère devient plus électrique, les règles ne sont plus les mêmes. L’alcool, la musique surexcitante, les prostituées en quête du client désinhibé, les discussions sans queue ni tête, les masques qui tombent… » Tel est l’univers du photographe, à la fois sombre et poétique, sublimé par le regard de l’artiste amoureux de sa ville et de ses hommes et femmes.
« Je suis un amoureux inconditionnel d’Antananarivo », aime dire Rijasolo. Tana est la ville capitale dont il a été trop longtemps séparé. C’est en la photographiant sous toutes ses coutures qu’il espère rattraper le temps perdu. Né en France en 1973, de parents malgaches, Rija Randrianasolo de son vrai nom a grandi dans le pays d’adoption de ses parents, devenu le sien par ricochet. Or la trentaine venue, la terre ancestrale a commencé à lui manquer. Le jeune homme avait la nostalgie de ce pays où, enfant, il partait en vacances. Puis, quand la situation sociale et politique malgache s’est détériorée sous le régime autoritaire de Didier Ratsiraka, les vacances au pays se sont brutalement arrêtées. Mais, à la maison, les parents ont gardé vivace la mémoire des origines, transmettant aux enfants l’histoire de Madagascar, ses traditions et ses légendes. « J’ai grandi avec la présence fantomatique de ce pays qui n’a jamais cessé de me hanter », se souvient l’artiste.
Tournant
L’entrée dans la trentaine fut aussi un tournant dans la vie professionnelle et personnelle de Rijasolo. Le jeune homme cherchait encore sa voie. Au terme de son service militaire, il avait rejoint la marine nationale où il a travaillé un temps sur les remorqueurs destinés à sauver des bateaux en perdition en haute mer. C’est à ce moment-là qu’il a découvert le travail du photographe malgache Pierrot Men. Poète dans l’âme, ce dernier photographie depuis des décennies les paysages de la Grande Ile et ses hommes. « C’est le travail humaniste et poétique de Men qui m’a donné envie de devenir photographe, confie l’auteur de Madagascar, nocturnes. Il m’a montré que l’on pouvait documenter un sujet en mettant en avant un parti pris esthétique ».
Parmi les autres photographes qui l’ont marqué, Rijasolo cite volontiers Sebastiao Salgado, James Nachtwey et Pablo Pellegrin. Il leur doit sa fascination pour le noir et blanc, « son médium de prédilection ». « Toute photographie, aime-t-il dire, est une reconstruction du réel, mais c’est avec le noir et blanc que j’ai l’impression d’aller le plus loin dans la dramatisation, tout en m’éloignant le moins de la réalité ».
S’agissant de la technique, l’aspirant photographe n’est pas peu fier d’être « complètement autodidacte ». « Je me suis acheté un labo, raconte-t-il, des pellicules, les produits pour développer et tirer moi-même mes photos sur papier. » A force de travail et de discipline, il a acquis la maîtrise de la technique. Les affinités avec l’image, il les a toujours eues. « J’aimais dessiner depuis mon plus jeune âge, se souvient-il. Comme je ne dessinais pas trop mal, mes profs m’avaient poussé à préparer le concours de l’école de la bande dessinée d’Angoulême. Je l'ai préparé, mais je ne l’ai pas passé. »
Retour à Mada
En 2004, Rijasolo a bénéficié de l’aide du Conseil général du Finistère pour partir à Madagascar où il a mis en place des ateliers de photographie pour des jeunes de la ville portuaire d’Antsiranana, au nord de l’île. Parallèlement, il s’est lancé dans un projet photographique, intitulé « Miverina, retour photographique à Madagascar ». Produit de six ans de travail, cette série a fait connaître le photographe du grand public. Mais Miverina n’est pas seulement une compilation de belles images sur Madagascar, il est aussi l’exploration des rapports que le photographe entretient avec son pays d’origine. « Cette série d’images parle en fait, comme l’artiste l’a reconnu lui-même, de moi, d’un état d’esprit, d’une représentation de ma relation entre moi et le pays ». Une relation souvent difficile, dérminée à la fois par l’acceptation et le rejet.
Ces difficultés n’ont pas toutefois empêché Rijasolo de s’installer à Madagascar il y a 4 ans et de faire de la Grande Ile le sujet majeur de son œuvre en cours. Une œuvre grave et mélancolique, éclairée par la nocturne malgache.
* Rijasolo, Madagascar, nocturnes. Editions No comment, mars 2013, 18 euros.