Le dernier livre de la romancière sud-africaine Nadine Gordimer, s’ouvre sur deux citations mises en exergue dans les pages de garde, la première empruntée à Guerre et paix de Léon Tolstoï et la seconde au grand poète sud-africain Keorapetse Kgositsile. La première parle de l’Histoire : « L’Histoire étudie les manifestations de la liberté humaine par rapport au monde extérieur, dans le temps et dans la dépendance des causes ». L’auteur de la seconde citation évoque le temps présent : « Même si le présent demeure/ un endroit dangereux, /le cynisme serait un luxe imprudent. »
Le poids du passé et les incertitudes du présent constituent les thèmes majeurs de l’œuvre du prix Nobel sud-africain, qui fait partie des voix majeures de notre modernité. Ce va-et-vient entre l’histoire et ses répercussions sur la vie des hommes et femmes, entre le public et le privé, est devenue la marque de fabrique de cette romancière talentueuse et subtile qui, malgré son engagement et son militantisme en faveur de la justice et de la liberté, a toujours refusé de s'adonner à la littérature de propagande. « Ma position en tant qu'écrivain, de toute façon, est totalement indépendante, aime-t-elle répéter. Mes camarades de l'ANC le savent et ils l'acceptent. (…) Il s'agit là, à mon avis, d'une reconnaissance implicite de la liberté de l'écrivain. Je n'ai jamais écrit et je n'écrirai jamais de livre de propagande. »
Romancière, nouvelliste et essayiste
Nadine Gordimer est entrée en littérature dès l'âge de neuf ans quand elle a écrit sa première nouvelle, inspirée du saccage nocturne par la police sud-africaine de la chambre de la domestique noire que sa famille employait. Depuis, elle n'a jamais cessé d'écrire. Elle a publié à l'âge de vingt ans son premier roman The Lying Days (1953, jamais traduit en français), un récit autobiographique qui avait conduit un critique littéraire à la qualifier de « la Katherine Mansfield d'Afrique du Sud ». Elle est aujourd'hui l’auteur d'une quinzaine de romans, de nombreuses nouvelles et d'essais sur les liens entre la littérature et le politique.
Écrivain profondément engagée, Gordimer a puisé pendant longtemps son inspiration dans les conséquences déshumanisantes de la politique de l'inégalité des races pratiquée dans son pays. Proche de l'ANC de Mandela, elle a aussi milité contre le pouvoir afrikaner pendant les sombres années de l'apartheid. Depuis le démantèlement de l'apartheid politique dans la décennie 1990 et l'arrivée au pouvoir de la majorité noire, elle a été l'un des premiers écrivains à tenter de renouveler son imagination, cherchant les ingrédients de sa fiction dans les drames et les injustices que les changements récents n'ont pas manqué de susciter.
Les lendemains qui déchantent
Dans son nouveau roman, le drame a pour nom le désenchantement et la fin du rêve. Au cœur de l’intrigue, un couple de métisses qui se sont rencontrés pendant la lutte armée contre l’apartheid. Ils s’interrogent sur le devenir de leur pays depuis 1991. Les inégalités sociales ont remplacé la ségrégation raciale, rendant difficile la réalisation des promesses d’une vie meilleure pour la majorité de la population vivant sous le seuil de la pauvreté. Plutôt bien lotis en raison de leur appartenance à la classe moyenne montante, le duo Steve et Jabulile voient avec inquiétude la violence monter et menacer d’engloutir la société post-apartheid. Ils sont tentés par l’émigration comme beaucoup de Blancs partis refaire leur vie sous des cieux plus cléments.
Comme à son accoutumé, Gordimer excelle dans les analyses psychologiques. Elle raconte avec cette empathie critique qui caractérise son écriture les luttes intérieures de ses personnages, pris en tenaille entre leurs idéaux et leurs doutes. C’est le cas des deux protagonistes, notamment du personnage masculin. Né d’un père juif et d’une mère catholique, Steve avait pris les armes contre le régime de l’apartheid, puis, défié sa famille et les lois de son pays pour épouser sa compagne noire. Si la fin de l’apartheid lui a permis de légaliser son amour, il voit les malversations de la classe politique, la montée du chômage, la pauvreté fragiliser les institutions et les valeurs pour lesquelles il a lutté. Son épouse Jabulile, pour sa part, est déçue par le tournant tribaliste que prend la démocratie sud-africaine avec l’arrivée au pouvoir de Jacob Zuma. La décision de son père de soutenir Zuma, malgré son implication dans des scandales financiers et des grosses affaires de corruption qui mettent en cause son intégrité, la laisse perplexe.
Gordimer puise dans l’évolution de la vie politique contemporaine de son pays, mais aussi dans les violences que l’incompétence et le cynisme des gouvernements post-apartheid ont plongé l'Afrique du Sud. Confrontés aux difficultés qui rongent de l’intérieur la démocratie sud-africaine, les idéaux vacillent. C’est ce moment de doute, de vacillement que l’art de Gordimer saisit avec subtilité dans son nouveau roman qui se veut avant tout chronique d’un monde en devenir.
Une chronique teintée de compassion et sans cynisme aucun.
Vivre à présent, par Nadine Gordimer. Traduit de l’anglais par David Fauquemberg. Editions Grasset et Fasquelle. 478 pages, 22 euros.