A 67 ans, Jang Song-thaek avait tout du survivant : purgé deux fois, en 1978 et 2004, il était revenu dans les premiers cercles du pouvoir, devenant à la mort du dictateur Kim Jong-il en décembre 2011 le mentor de son fils Kim Jong-un – et finalement, une sorte de régent pour celui qui n’était alors âgé que d’une trentaine d’années. Sa position de numéro 2 du régime, cumulant une grande influence dans le Parti et l’armée a peut-être causé la perte de l’oncle du dictateur : Kim Jong-un s’est manifestement souvenu qu’en son temps, son père aussi avait purgé un oncle devenu encombrant…
« L’Oncle »
Jang Song-thaek a commencé sa carrière en épousant au début des années 1970 la sœur du deuxième président de la dynastie Kim, Kim Jong-il, devenant de fait l’oncle de l’actuel président. Peu à peu, il a grimpé tous les échelons du parti pour enfin rentrer au Comité central en 1989. Au début des années 2000, il était même considéré comme un possible successeur à Kim Jong-il, mais fin 2004 on apprend qu’il a été victime d’une nouvelle purge, dont il reviendra en 2006. Nul ne sait ce qu’il est advenu de lui pendant ces deux ans, a-t-il été assigné à résidence, enfermé dans un camp de travail ? En tout cas son retour en grâce est éclatant : il devient le vice-président du Parti des Travailleurs de Corée, avec la haute main sur la police, le pouvoir judiciaire et d’autres secteurs de la sécurité intérieur. Il est également nommé vice-président de la « Commission de défense nationale », considérée comme l’organe de décision le plus puissant du pays.
La mort de son beau-frère Kim Jong-il en décembre 2011 consacre sa puissance : il apparaît alors pour la première fois en tenue de général quatre étoiles. Jang Song-thaek appartenait en effet au cercle qui misait sur l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un. Et comme le nouveau président avait à peine 30 ans (peut-être même moins) lors de son arrivée au pouvoir, beaucoup d’analystes ont alors estimé que l’oncle occupait dorénavant une position de régent. Un régent visiblement devenu encombrant pour le président…
Un numéro deux encombrant
Depuis un an, les « North Korea Watchers » (ces Coréens du Nord réfugiés en Corée du Sud qui utilisent leur connaissance du régime pour analyser les médias nord-coréens) avaient remarqué que Jang Song-thaek apparaissait nettement moins souvent aux côtés du président Kim Jong-un : une cinquantaine de fois à peine, moitié moins qu’en 2012. Ils y avaient vu le signe d’une éventuelle brouille.
Il est vrai que Jang Song-thaek était considéré, au niveau économique, comme un réformiste (même si la notion de réforme reste toute relative dans le pays), plutôt sur une ligne de « réformes à la chinoise ». Il dirigeait notamment la délégation nord-coréenne chargée de mener avec Pékin un projet commun de développement d’une zone économique spéciale sino-nord-coréenne.
Mais les provocations nord-coréennes de ces derniers mois - le test nucléaire, la fermeture de la zone franche économique de Kaesong à la frontière entre les deux Corées – qui ont provoqué de très fortes tensions entre la Corée du Nord, la Corée du Sud et son allié américain n’allaient pas dans le sens de réformes, même minimes. Peut-être l’oncle s’en est-il ému auprès du neveu, peut-être cela lui a-t-il coûté sa tête.
Selon Pierre Rigoulot, historien et spécialiste de la Corée du Nord, certains analystes en Corée du Sud évoquent aussi un conflit entre le régent et le numéro 1 de l’armée nord-coréenne Kim Kyok-sik, de plus en plus réticent à suivre les directives de celui qui occupait de fait un poste de Premier ministre. Comme souvent lorsque l’on parle de ce pays qui reste le plus fermé au monde, on est en réduit aux conjectures…
Purger le traître
Car si Pyongyang documente largement aujourd’hui les multiples trahisons dont Jang Song-thaek se serait rendu coupable, le pouvoir nord-coréen reste dans une rhétorique assez classique dans le cadre d’une purge : mauvaise gestion du système financier national, corruption, abus d’alcool et de drogue, dépravation sexuelle… Plus grave, « l’oncle » aurait créé au sein du parti unique une faction destinée à défendre ses propres intérêts… Bref, il a été « contaminé par le mode de vie capitaliste », une accusation qui irait dans le sens d’une condamnation de ses projets de réforme économiques. Même si l’agence de presse nord-coréenne KCNA souligne certains « affronts » assez surprenant : un manque de vigueur dans les applaudissements de Jang Song-thaek lors de réunions politiques, et puis son blocage dans une usine d’une mosaïque pourtant créée en l’honneur du président.
Pourtant Kim Jong-un lui avait accordé « toute sa confiance », se désole l’agence de presse nord-coréenne KCNA, qui décrit le procès au terme duquel Jang Song-thaek a été condamné à mort puis exécuté. Un procès expéditif, mené ce jeudi par un tribunal militaire spécial, pendant lequel il aurait reconnu avoir tenté de fomenter un coup d’Etat en mobilisant ses complices au sein de l’armée : « j’ai essayé d’attiser les plaintes du peuple et de l’armée contre l’échec du régime actuel à gérer la situation économique et les moyens de subsistance de la population, aussi affreux soient-ils ». Une citation étonnante de l’agence de presse nord-coréenne, qui finalement donne un certain écho aux idées de l’oncle purgé.
Une violence peu commune à ce niveau de pouvoir
Cette purge est la plus violente au sommet de l’Etat depuis des décennies. Depuis l’annonce de la mise à l’écart de l’oncle par Séoul, certains signes avant-coureur laissaient deviner que cet épisode de la vie politique nord-coréenne allait prendre de l’importance : en fin de semaine dernière, la famille de l’oncle résidant à l’étranger était convoquée à Pyongyang ; un proche de Jang Song-thaek, en charge de ses finances, était réfugié en Chine et demandait l’asile en Corée du Sud ; la Corée du Sud affirmait que deux de ses proches avaient déjà été exécutés ; et le week-end dernier, la rediffusion d’un film à la gloire de Kim Jong-un sur la télévision d’Etat nord-coréenne avait été purgée de toute image de Jang Song-thaek. L’oncle avait par contre été montré à la télévision nord-coréenne extrait d’une réunion politique manu militari par des policiers, menottes aux poignets… Une image extrêmement rare.
Indéniablement, Kim Jong-un veut par cette exécution renforcer son pouvoir : depuis son arrivée à la tête de la Corée du Nord, il est décrit comme un jeune homme dépourvu d’expérience, auquel le pays a été confié un peu par hasard. Il semble aujourd’hui vouloir prouver, en se débarrassant de la manière la plus violente qui soit de celui qui était considéré comme son régent, qu’il est maintenant seul à la barre. Certains analystes pensent que le président a été aidé par une « jeune garde » : de fait, sur les sept hauts responsables présents aux côtés de Kim Jong-un lors des funérailles de son père en décembre 2011, cinq ont déjà été écartés. Ce « gang des sept », comme le surnommait la presse sud-coréenne, représentait alors l’élite dirigeante. En deux ans, le nouveau président a déjà redistribué de nombreuses cartes.
Mais méfiance, prédit un analyste : certes, la Corée du Nord a besoin de boucs émissaires sur lesquels rejeter ses échecs (pénurie alimentaire, économie en lambeaux, Etat policier), mais si la purge s’étend trop, la base dont le jeune dirigeant a besoin pour assoir son pouvoir risque de devenir trop étroite.