Qui se souvient encore de Sam Nzima ? Mort en mai dernier à l’âge de 84 ans, Sam Nzima était un très talentueux photographe de presse sud-africain. Envoyé par son agence dans le township de Soweto le 16 juin 1976 afin de couvrir la manifestation des élèves noirs sud-africains, il se fera connaître en prenant, au risque de sa propre vie, des photos du soulèvement estudiantin, en particulier celle d’un élève de 12 ans, mortellement blessé par les balles de la police de l’apartheid. Sur la photo, on voit la victime agonisante, portée dans les rues du township par un étudiant plus âgé, alors qu’une jeune fille sanglotante, en uniforme d’écolière, court à leurs côtés.
Publiée dès le lendemain dans la presse sud-africaine, la photo a fait depuis le tour du monde. Elle est devenue le cliché iconique des émeutes sanglantes de Soweto, qui marquent un tournant dans la prise de conscience internationale des brutalités du régime d’apartheid. Le talent du photographe Sam Nzima n’était peut-être pas étranger à cette prise de conscience, qui explique que la journée du 16 juin soit désormais dédiée à l’enfance africaine, principale victime des soubresauts que traverse le continent noir depuis des siècles et auxquels les indépendances politiques n’ont pas réussi à mettre fin.
Miroir et/ou métaphore
La photographie n’est pas toutefois le seul art à s’être intéressé au destin et à la condition de l’enfance sur le continent noir. La littérature africaine contemporaine s’en est saisie également et en a fait l’un de ses thèmes de prédilection. Les multiples portraits que la littérature brosse de l’enfant (ou de l’adolescent) africain font de ce personnage un point de focalisation où se rejoignent les faisceaux de la politique, des sciences sociales et de l’esthétique. A la fois miroir du réel et métaphore du mal-être social, l’enfance est un sujet littéraire surinvesti qui permet d’approcher au plus près la vérité des sociétés africaines modernes.
Comme l’écrit Bernard Magnier, l’un des meilleurs historiens des lettres de l’Afrique contemporaine, « les romans des "pays d’enfance", pour la plupart autobiographiques, sont nombreux et de toutes les générations. Ils évoquent les rites et passages obligés de cet âge, mais aussi ceux qui sont propres au continent : passage de l’enfance à l’adolescence, querelle avec les aînés, transplantation du village à la ville, découverte des écoles (coranique, missionnaire, catholique, européenne), apprentissage parfois douloureux de la langue française, confrontation au monde occidental, etc. » (1)
«Vert paradis des amours enfantines»
Dans la francophonie africaine, l’enfance comme thème et dispositif littéraire entre en scène avec les poètes de la Négritude, considérée par les historiens comme le mouvement inaugural des lettres modernes sur le continent noir. C’est le poète guyanais Léon-Gontran Damas qui avait ouvert le bal avec son recueil de poèmes Pigments (1937) où il pleure la perte de ses poupées noires confisquées par l’Histoire. Même son de cloche chez son compère, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, qui décrypte le secret de son art poétique dans la postface de son recueil Ethiopiques (1956), en expliquant qu’il lui suffisait de nommer les « villages sérères (…) perdus parmi les tanns, les bois, les bologs et les champs » où il a grandi, pour retrouver « le Royaume d’enfance », à la fois racine et horizon de sa poétique.
Puisant la cohérence de sa pensée poétique notamment dans la démarche baudelairienne marquée par la quête du « vert paradis des amours enfantines », le futur poète-président aimait rappeler le caractère édénique de son enfance peuplée de danseurs, de lutteurs, de conteurs mais aussi d’esprits mystiques à la fois effrayants et enchanteurs, qui avaient contribué à rendre son éducation sentimentale aussi envoûtante qu’inoubliable. « Je confonds toujours l’enfance et l’Eden », Senghor aimait répéter à qui voulait l’entendre.
Cette nostalgie poétique est également au cœur d’un certain nombre de récits en prose consacrés à l’enfance, comme Aké, les années d’enfance (1984) du Prix Nobel de littérature nigérian Wole Soyinka ou Amkoullel, l’enfant peul (1991) de l’Ivoirien Amadou Hampâté Bâ. Le mythe de l’harmonie précoloniale qu'évoquaient les poètes de la négritude a certes laissé la place chez ces auteurs à une modernité chaotique de la colonisation, mais le chaos colonial n’en est pas un, car il est fondateur des nouvelles cohérences en train d’émerger. Le jeune Wole grandissant dans la ville nigériane occidentale d’Aké, parmi des Yorouba christianisés, tout comme le petit Amkoullel, imprégné de la piété et la générosité propres à la société peule, comme l’écrit Théodore Monod dans la préface de ce premier tome des Mémoires de Hampaté Bâ, faisaient encore confiance à leur éducation pour se frayer un chemin vers le renouveau que les colonisés appelaient de leurs vœux.
C’est dans cette veine de l’enfance heureuse que s’inscrivent plusieurs romans plus ou moins autobiographiques des années 1950-1960, dont le plus connu est certainement L’enfant noir (1953) du Guinéen Camara Laye. « J’étais enfant et je jouais près de la case de mon père… brusquement j’avais interrompu de jouer, l’attention, toute mon attention captée par un serpent qui rampait autour de la case… ». Ces premières lignes du récit du Guinéen sont restées gravées dans l’esprit de beaucoup de lecteurs de Camara Laye, tout comme les péripéties de cette œuvre devenue l'un des grands classiques de la littérature africaine. A travers des scènes d’enfance idéalisée, l’auteur y raconte la beauté et l’harmonie immémoriales de la vie africaine.
C’est justement ce qui sera reproché au Guinéen par ses pairs plus politisés, notamment par Mongo Beti qui, dans une tribune parue dans la revue Présence Africaine, le critiqua vertement pour ne pas avoir évoqué dans son livre ni la rupture traumatique qu’a été la colonisation dans la vie traditionnelle africaine ni les nouvelles tensions nées de la rencontre avec l’occident. C’est la fin de la Négritude, qui avait fait de la célébration de l’enfance un pilier central de sa pensée poétique. On ne pourra désormais plus raconter le passé avec candeur et innocence, car avec l'avènement de la fiction la littérature africaine est définitivement entrée dans l’ère du soupçon et du questionnement.
Un lieu stratégique de questionnement
Les années 1950-1960 constituent un tournant thématique et esthétique pour la littérature africaine. Adieu à la Négritude et à son discours d’idéalisation essentialiste. Bonjour à la prose qui se révèle plus adaptée à la dénonciation des pesanteurs du réel. Sous les plumes des maîtres de la prose de l’Afrique francophone qui émergent au tournant de l’indépendance, le personnage de l’enfant devient un lieu stratégique de questionnement sur la société, le pouvoir, le patriarcat…
Etymologiquement infans « qui ne parle pas », l’enfant devient un dispositif littéraire commode pour servir de porte-parole à l’auteur. C’est le rôle que joue avec brio le narrateur juvénile dans Le pauvre Christ de Bomba (1956) du Camerounais Mongo Beti. Paru en pleine période coloniale, ce roman est un réquisitoire en règle de l’œuvre civilisatrice de l’Eglise en Afrique. Enfant de chœur et boy du révérend père supérieur Drumont, Denis accompagne ce dernier lors de son voyage à l’intérieur du pays. C’est à travers le journal que tient le jeune garçon que sont révélées les hypocrisies et les incohérences d prélat.
« Tout le récit est construit, écrit le critique littéraire Boniface Mongo-Mboussa, sur le ton neutre du journal et la gravité des faits qu’il met au jour. Il s’agit là d’un procédé ironique classique utilisé par les écrivains du XVIIIe siècle (Montesquieu dans les Lettres persanes, Voltaire dans L’ingénu) pour critiquer les préjugés et les injustices de leur époque. Alors que Montesquieu et Voltaire critiquaient leur société) travers le regard du primitif, Mongo Beti utilise l’insolence de l’enfance pour dénoncer les incohérences de l’action civilisatrice des missionnaires en Afrique. » (2) Le résultat est pour le moins brillant !
C’est à un autre auteur camerounais de talent répondant au nom de Ferdinand Oyono que l’on doit un autre grand roman francophone de l’époque, avec pour héros cette fois un jeune boy noir. Il s’agit d’Une Vie de boy (1956), qui décrit de l’intérieur le monde colonial et ses brutalités à travers le regard candide du garçonnet. Le regard sera moins candide dans L’Aventure ambiguë (1961) du Sénégalais Cheikh Hamidou Kane, qui met en scène un adolescent mystique, attiré par la pensée et la philosophie.
Retiré de l’école coranique sous la pression des partisans des valeurs occidentales, Samba Diallo est inscrit à l’école française, puis envoyé à la Sorbonne pour achever sa formation. Or le drame de ce jeune héros intellectuel, qui est d’ailleurs celui de toute la génération d’Africains lettrés au sortir de la colonisation, c’est de ne pas savoir se déterminer en faveur de l’un et l’autre système de pensées et de valeurs dont il a été nourri. Samba Diallo incarne la tragédie de la jeunesse africaine, aliénée et témoin de l’impossible synthèse entre l’Afrique et l’occident.
Tout comme dans le corpus francophone, les personnages d’enfants et d’adolescents dans les romans anglophones africains de ces 50 dernières années jouent souvent des rôles centraux dans les intrigues. Ils sont chargés de bousculer les pouvoirs en place et remettre en cause le statu quo des sociétés à la dérive. A travers une multiplicité de formes et de visages, l’enfance incarne dans l’Afrique littéraire anglophone tantôt les rôles d’agents de révolte, tantôt ceux des victimes des conventions régissant le monde des adultes. Ce sont les Nigérians qui se sont imposés comme les plus inventifs sur cette question de l’enfance, comme en témoigne le roman de Ben Okri La Route de la faim (1991), couronné par le Booker Prize, équivalent du Goncourt en France.
Oscillant entre le monde des esprits et le monde tangible de la Terre, le héros de Ben Okri, Azaro, est un abiku, un enfant-esprit qui a rompu le pacte de mourir et retourner dans son monde merveilleux. Azaro fait le choix de vivre sur terre et affronter la dure réalité du ghetto nigérian où il est né à la veille de l’indépendance du pays. Récit profondément novateur, La Route de la faim est le premier roman anglophone dont l’intrigue est racontée à travers la perspective d’un enfant. Ce dernier est à la fois le porte-parole de ses concitoyens marginalisés et la métaphore de la jeune nation nigériane qui se bat pour exister, tiraillée entre la tradition et la modernité.
Le phénomène des enfants-soldats
On peut difficilement conclure ces portraits des enfants dans la littérature africaine contemporaine sans évoquer le phénomène des enfants-soldats. Dernier avatar de l'enfance dans la littérature africaine moderne, l’enfant-soldat est le produit des guerres civiles qui ensanglantent les Etats africains fragiles à partir des années 1980. Se situant au carrefour de diverses disciplines (histoire, littérature, anthropologie et géopolitique), à la fois victime et bourreau, le plus souvent masculin mais parfois féminin, ce caractère pas comme les autres a fait l’irruption dans la littérature africaine avec le roman Sozaboy (2001) du Nigérian Ken Saro-Wiwa.
Depuis cette première entrée en scène, le personnage a inspiré nombre de répliques disséminées sur l’ensemble du continent. Selon le recensement établi par un site de vente de livres en ligne, le nombre de ses occurrences, tous genres confondus, se situerait aujourd'hui aux alentours d’une cinquantaine. Cette production littéraire abondante que le phénomène de l’enfant-soldat a suscité justifierait sans doute qu’on lui consacre un jour un article entier.
Panorama des littératures francophones d’Afrique, par Bernard Magnier. (Document numérique à consulter sur www.institutfrançais.com)
Indocilité. Supplément au Désir d’Afrique, par Boniface Mongo-Mboussa. Collection « Continents noirs », Gallimard, 138 pages, 13,50 euros.