Le journaliste David Rieff fait l'Eloge de l'oubli

Journaliste et grand reporter, David Rieff a notamment couvert les conflits dans les Balkans dans les années 1990 et la fin de l’apartheid en Afrique du Sud en 1994. Il publie aux éditions Premier Parallèle un essai provocateur intitulé : Eloge de l’oubli, La mémoire collective et ses pièges. Entretien.

RFI : David Rieff, votre dernier livre, Eloge de l’oubli, s’insurge contre les pièges de la commémoration publique et vous le publiez justement dans un pays, la France, où cette notion de mémoire collective est extrêmement importante.

David Rieff : Je suis frappé de voir à quel point la France est obnubilée par cette question de la mémoire. Des débats existent dans de nombreux pays, comme aux Etats-Unis où l’on s’interroge aujourd’hui sur la meilleure façon de commémorer la guerre civile du XIXe siècle. Mais je crois qu’en France, l’obsession mémorielle est encore plus profonde.

Il y a d’ailleurs, dans chaque village français, un monument dédié aux morts des deux guerres mondiales. Mais je remarque que, comme de nombreux autres pays, la France ne s’interroge pas sur la dimension politique de cette remémoration du passé. Quel est vraiment le but de ces monuments ? Sont-ils là uniquement pour honorer le sacrifice de soldats morts à la guerre, ou viennent-ils également glorifier l’histoire de la nation française ? Et ces monuments rendent-ils vraiment hommage à tous les morts ? Y trouve-t-on les noms des morts des mutineries de 1917 par exemple ? Pour moi, il est absolument impossible de parler de ces monuments aux morts sans aborder les questions politiques, car toute commémoration du passé en est aussi une instrumentalisation.

RFI : Comment expliquez-vous cette frénésie mémorielle française ?

La plupart de ceux qui, en France, pensent la mémoire collective, estiment que cette mémoire peut servir de vaccin contre la répétition des tragédies du passé. Une pensée que je rattache à la fameuse phrase du philosophe espagnol George Santayana qui écrivait, il y a plus de cent ans : « Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter. »

RFI : Vous avez d’ailleurs choisi cette phrase comme point de départ de votre livre. Pourtant, vous n’y croyez pas ?

C’est précisément contre ce propos que j’ai écrit Éloge de l’oubli. Je ne crois pas, pour commencer, que l’Histoire se répète, pas au sens où l’entendent Santayana et ceux qui le citent.

Ensuite, il n’y pas, de justification empirique permettant d’affirmer que l’oubli mène à la catastrophe. Inversement, nous n’avons pas de preuves qui permettraient de soutenir que la mémoire soit une école pour le futur.

La phrase de Santayana, tout comme l’injonction « Plus jamais ça ! » sont des affirmations que je trouve excessivement optimismes. Ce sont de très belles phrases, très émouvantes, et souvent prononcées par des personnes dotées des meilleures intentions. Mais ces formules témoignent d’un utopisme non-justifié par les faits.

RFI : Quels sont ces faits qui, selon vous, empêchent que l’on pense la mémoire comme un vaccin pour le futur ?

Il suffit de se pencher sur les grandes tragédies du XXe siècle. Le premier génocide a eu lieu en Namibie, lorsque les Allemands ont exterminé les peuples Herero et Nama. Viennent ensuite le génocide des Arméniens, le génocide des Juifs, le génocide au Pakistan oriental en 1971, le génocide cambodgien, le génocide des Tutsi au Rwanda, et le génocide dans les Balkans. Sept génocides en un siècle ! L’un a-t-il servi de barrière à l’autre ?

RFI : Vous avez longtemps travaillé comme grand reporter, notamment sur des théâtres de guerre ou de génocide. Comment cette profession a-t-elle nourri votre réflexion sur la mémoire collective ?

J’ai commencé à travailler comme reporter de guerre en Bosnie et en Croatie, en 1991. Quand j’y suis allé, je croyais dur comme fer à la phrase de Santayana. J’étais persuadé qu’il fallait se souvenir de tout.

Mais dans les Balkans, j’ai constaté que la remémoration du passé n’était pas une action émancipatrice. Au contraire, la mémoire était utilisée comme une arme de guerre, des trois côtés (croate, bosniaque, serbe). J’ai alors perdu foi dans l’Histoire comme force de progrès.

RFI : De quelle façon la mémoire peut-elle être utilisée comme arme de guerre ?

Je reste sur mon exemple des Balkans. En 1993, je travaillais pour le New Yorker, et j’ai interviewé, à Belgrade, un certain Vuk Drašković. C’était un homme politique serbe, nationaliste mais anti-Milosevic – un positionnement peu commun à l’époque. Quand je suis sorti de son bureau, après l’entretien, un de ses adjoints m’a tendu une feuille de papier sur laquelle était inscrite cette simple date : 1453. La date de la chute de Constantinople, et de sa prise par les Ottomans. Le message était très clair : les Serbes de la fin du vingtième siècle considéraient que leur guerre contre les Bosniaques (musulmans, comme les Ottomans), était historiquement légitime car elle avait pour but de protéger l’Europe d’une vague islamique toujours aussi menaçante qu’au quinzième siècle.

RFI : Est-ce à dire que la mémoire est pour vous un ressort de la vengeance ?

Regardez l’Ancien Testament ! De tous temps, la remémoration du passé a pu constituer un appel à la vengeance. De nombreux penseurs, tels que Paul Ricœur, Avishai Margalit ou mon ami Tzvetan Todorov, croient (ou croyaient) qu’on peut distinguer entre le bon et le mauvais usage de la mémoire. Mais comment décider qui a raison et qui a tort ? On le sait bien, le « terroriste » de l’un peut être le « combattant pour la liberté » de l’autre. Qui pourrait trancher cette question ?

Il existe bien sûr des situations dans lesquelles une version du passé s’impose naturellement. Ce fut le cas en 1945 en Allemagne. Du fait de leur victoire totale, les Alliés ont pu effacer la version nazie, ce qui fut, dans ce cas précis, une bonne chose.

Mais une grande majorité des guerres, à l’inverse de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, ne se terminent pas sur une victoire absolue. La plupart du temps, les guerres s’arrêtent en vertu d’un accord qui ne désigne ni vainqueur ni vaincu. Comment alors savoir quelle est la bonne interprétation de l’Histoire ?

RFI : Vous expliquez également dans votre livre que l’imposition d’une mémoire collective peut parfois bloquer des processus de paix, et que certaines situations d’après-guerre nécessitent une dose d’oubli…

Certains partisans du mouvement des droits de l’homme vous diront qu’il n’y a pas de paix sans justice. Mais c’est pour moi une vision complètement anhistorique, et empiriquement fausse. Beaucoup de paix se font sans justice – et donc sans mémoire.

Le cas de l’Afrique du Sud est à cet égard très frappant. En 1994, malgré l’espoir formidable que représentait la chute de la dictature, les membres du gouvernement démocratique craignaient le déclenchement d’une nouvelle guerre avec les Afrikaners. Mandela lui-même croyait fortement à la possibilité d’une guerre. C’est pour l’empêcher qu’il a créé une Commission Vérité et Réconciliation, mais dans des termes qui ont sacrifié la justice.

Devant cette Commission, un bourreau pouvait venir dire ce qu’il avait à dire, admettre ce qu’il avait à admettre, et repartir siroter un whiskey chez lui. Tant qu’il répondait honnêtement aux questions de la Commission (qui avait-il tué ? comment avait-il torturé ?), l’impunité lui était garantie.

Il s’agissait bien sûr d’une décision tragique. Les membres du gouvernement ne se sont pas réjouis d’accorder l’impunité à des bourreaux. Mais la paix était, à l’époque, une chose extrêmement précieuse, qu’il fallait à tout prix sauvegarder pendant la période de transition.

RFI : L’oubli est donc pour vous la seule façon de garantir la paix ?

En tout cas, je ne pense pas que l’oubli condamne la possibilité d’une paix durable. Mais je n’ai pas écrit ce livre pour prôner l’exact inverse de Santayana : je ne dis pas que tous ceux qui n’oublient pas le passé seront condamnés à le répéter.

Ce qui m’importe, c’est que la mémoire cesse d’être sacralisée. Il s’agit là de la condition nécessaire pour que l’on puisse ensuite distinguer, de façon très pragmatique, les situations dans lesquelles l’insistance mémorielle est importante, et celles où l’oubli est préférable. Il faut arrêter de croire que la mémoire est forcément un acte moral, et l’oubli forcément immoral.

RFI : Vous donnez dans votre livre l’exemple de l’Irlande du Nord…

L’Irlande du Nord est en effet un bon exemple des vertus de l’oubli. C’est un pays où je me rends souvent, et je suis frappé de voir que rien n’a changé depuis la guerre… à part le fait qu’il n’y a plus de guerre. Il n’y a plus de barrières dans les rues, des bombes n’explosent plus dans les restaurants du centre-ville, mais pour le reste, tout est pareil.

Quand vous allez dans les quartiers républicains de Belfast, vous y voyez le drapeau tricolore de la République irlandaise ; de l’autre côté de la ville, c’est au contraire le drapeau unioniste qui domine, une croix rouge contenant, en son centre, la main d’Ulster.

Chaque camp est convaincu que sa guerre fut une guerre juste, et l’accord de paix n’a donné tort à personne, car il a permis aux acteurs du conflit de gouverner conjointement la province. Mais les Irlandais ont décidé que la seule solution leur permettant de vivre en paix était de ne pas confronter le passé.

Et cela semble avoir fonctionné. Aujourd’hui en Irlande du Nord, les M-16 sont rangés dans des granges au fin fond de la campagne, au lieu d’être entre les mains des combattants. Je préfère mille fois cela plutôt que la continuation d’une guerre dans laquelle des enfants trouvent la mort.

Eloge de l'oubli, La mémoire collective et ses pièges par David Rieff, aux éditions Premier Parallèle, 220 pages, 18€

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