Il est là, toujours à nos côtés. On allume son écran plus de 200 fois par jour. Pourtant, il est fabriqué avec l’exploitation de l’homme par l’homme et il nous pique nos données personnelles. Le smartphone est coupable de tous les maux.
C’est pourquoi l’entreprise néerlandaise Fairphone produit, depuis 2013, un téléphone plus durable et modulable. Ce smartphone « équitable » repose néanmoins sur un système d’exploitation peu vertueux en termes de protection des données, l’Android de Google.
En France, un informaticien normand s’est lancé un défi : proposer une distribution alternative libre au duopole du logiciel mobile, Google et Apple, qui respecte les données personnelles de ses utilisateurs. Il s’appelle Gaël Duval et son projet, Eelo, vient de recueillir 94 760 euros sur la plateforme de financement participatif Kickstarter après une campagne d’un mois qui s’est terminée le 20 janvier dernier. Il n’en demandait pourtant « que » 25 000.
Mobile open source: une série d'échecs
Malheureusement, plusieurs projets de smartphones libres ont échoué. C’est le cas d’Ubuntu Touch, système d’exploitation open source lancé en 2011 par le Britannique Canonical Ltd. S’il a équipé quelques smartphones, le projet a été abandonné par Canonical en avril 2017. Il est aujourd’hui repris par Ubports comme projet communautaire.
Mais l’échec le plus retentissant est celui de Firefox OS, projet lancé en 2013 par Mozilla Corporation, société-sœur de la fondation éponyme qui développe le navigateur Firefox, et avorté en 2015.
« Firefox OS était à destination des pays émergents, en Afrique et en Asie du Sud-Est en particulier, se rappelle Gaël Duval, ancien prestataire pour une société qui souhaitait installer le système d’exploitation sur son smartphone. Là-bas, les gens utilisent énormément WhatsApp. Mozilla a donc demandé aux représentants de l’application de messagerie de la porter sur Firefox OS. Whatsapp leur a répondu : "Cela ne nous intéresse pas." Cela aurait été un coût de développement et ils n’en avaient que faire, ils sont déjà sur Android et iOS. »
Si Firefox OS l’enthousiasmait, Gaël Duval avait déjà identifié ce qui manquait au projet de Mozilla : « Les mêmes applications que dans le monde réel », celui d’Android et d’iOS, celui de presque tous les utilisateurs de smartphones. Depuis toujours, l’entrepreneur en high tech veut conjuguer logiciel libre avec ergonomie et confort d’utilisation.
Ancien acteur du logiciel libre au début des années 2000, il a ensuite travaillé dans l’univers des start-ups. « En 2017, je faisais la réflexion à des amis qu’ils ne devraient pas utiliser Windows. Ils m’ont répondu que j’avais un iPhone depuis dix ans et que j’étais passé au Mac depuis trois ans, je n’étais même plus sur Linux [une distribution open source pour ordinateurs, ndlr] ».
Pas « un téléphone ultra-sécurisé à la James Bond »
Ni une ni deux, l’ancien porte-drapeau du logiciel libre refait surface et convainc l’« Apple-addict » qui est en lui de lancer une distribution mobile open source et éthique. Il ne veut pas d’un « téléphone ultra-sécurisé à la James Bond » mais facile à utiliser, « sympa comme un iPhone sans être enfermé dans un système comme chez Apple ni être tracé comme chez Google ».
Avec sa « core team » de quatre personnes, ils se mettent donc à développer, s’entourent de six entrepreneurs tech et sont vite rejoints par plusieurs dizaines de contributeurs et plus de deux cents curieux sur un groupe Telegram dédié.
Son cheval de bataille est de ne pas reproduire la même erreur que les projets précédents, y compris les siennes : n’intéresser qu’une poignée de spécialistes, geeks ou enthousiastes du logiciel libre. Pour cela, il se concentre sur la création d’un magasin d’application : « J’ai découvert qu’il existe beaucoup de stores alternatifs au Google Play Store, comme APKPure ou encore Aptoide, qui proposent des applications tout à fait courantes d’Android ».
Catégorique, il poursuit : « S’il n’y avait pas eu la possibilité de proposer les applications Android gratuites les plus courantes dans Eelo, je n’y serais pas allé. A quoi bon sortir un système pour mobile s’il y a juste un client e-mail [logiciel de messagerie], de quoi téléphoner et envoyer des SMS ? »
Comment un entrepreneur normand entouré de quelques personnes peut-il convaincre Whatsapp d'apparaître dans son répertoire d’applis quand Mozilla, porte-drapeau du libre, n’y est pas parvenu avec Firefox OS ? En fait, Gaël Duval et ses collaborateurs n’auront même pas besoin de contacter l’équipe de la messagerie en ligne.
Contrairement à Firefox OS, qui ne pouvait pas faire tourner les applications Android ou iOS, Eelo est basé sur Lineage OS, la racine open source d’Android. Il est donc compatible avec le système mobile de Google et ses applications. « Au niveau légal, rien n’empêche de redistribuer une application dès l’instant ou ce n’est pas du piratage, c’est-à-dire quand elle n’est pas modifiée pour y mettre de la pub. Dans 99 % des cas, les éditeurs s’en fichent. »
Evaluer le respect de la vie privée des applis
L’ambition de Gaël Duval est de créer « le plus gros store alternatif d’APK [le format des applications Android, ndlr], avec les applications de F-Droid », un répertoire d’applications open source pour smartphones Android. S’il y parvient, il arrivera armé pour proposer d’installer son système d’exploitation sur le Fairphone, l’Essential Phone ou encore le Librem 5, le smartphone open source de l’Américain Purism qui a récolté fin octobre 2017 plus de 2,2 millions de dollars, mais qui fonctionne sur Pure OS, incompatible avec les applis Android.
Autre objectif du magasin d’application Eelo : pouvoir évaluer les applications en fonction de leur qualité et de leur respect de la vie privée et signaler en cas de suspicion de scam [arnaque] ou de piratage. « Je ne peux pas interdire à ma fille d’utiliser Facebook dès l’instant où elle en ressent le besoin mais il est de mon devoir de lui expliquer ce qu’ils font des données personnelles ».
Gaël Duval insiste : il ne va pas créer un logiciel ex nihilo mais préfère assembler « toutes les briques nécessaires pour construire un écosystème ». Alors, que va-t-il faire de ces 94 760 euros, lui qui n’en espérait que 25 000 ? Il va pouvoir payer trois développeurs pendant six mois, avec l’objectif de sortir un téléphone pour septembre-octobre 2018.
Et si aucun des téléphones existants n’accepte d’installer Eelo ? « Nous utiliserons un téléphone chinois en marque blanche », répond-il, en concédant que « ce sont de vraies boites noires » et qu’il faudrait alors l’inspecter de près « pour être certains qu’ils ne sont pas en train de balancer des données vers le gouvernement chinois sans qu’on le sache ».
Un marché « de niche globale »
Attention, Eelo n’est « pas une start-up », précise le développeur, mais une association à but non lucratif. A l’avenir, Gaël Duval compte créer une société-sœur pour gérer les partenariats et pour financer l’association, comme Mozilla. L’argent viendra de services premium mais, par-dessus tout, l'entrepreneur recherche des subventions et du mécénat. Il a même écrit une lettre ouverte à Elon Musk.
Selon le site spécialisé Next INpact, l’informaticien est en contact avec de nombreux développeurs phares en termes de respect de la vie privée en ligne, comme Tristan Nitot de Cozy Cloud, l’équipe suisse du service de messagerie ProtonMail, les Français du moteur de recherche Qwant. Rien n’est signé, « on discute », assure-t-il.
Si le projet est encore trop embryonnaire pour définir un marché, Gaël Duval ne veut pas voir trop grand : « Je n’ai pas envie de dire : on va prendre 10 % ou même 5 % du marché. J’aime le concept de niche globale : des gens sensibilisés à ces questions-là mais dans plein de pays différents, qui représentent peut-être 0,01 % de chaque pays. Quand une niche est globale, elle est potentiellement très importante ».
C'est la raison pour laquelle toute la communication autour d'Eelo a été faite en anglais, au grand dam de certains de ses homologues libristes. Néanmoins, l’entrepreneur a analysé d’où venaient les premiers contributeurs : Europe, Etats-Unis, Brésil et, « la grosse surprise », Inde (70%).
Outre Eelo pour mobile, Gaël Duval prévoit de lancer un crypto-jeton, « un bon moyen d’engager la communauté » en rétribuant les contributeurs. Il veut aussi lancer une gamme de services labellisés « Eelo » pour ordinateur et « sortir un assistant eelo [pour enceinte connectée, ndlr] avec toutes les garanties sur les données personnelles ».
Une alternative à Google Home, Amazon Echo ou Apple HomePod, qui inquiètent beaucoup sur la collecte des données. « Mais maintenant que le crowdfunding est fini, je vais surtout me remettre à développer ».