Thomas Sankara, un héros littéraire

Depuis quelques années, on assiste à la résurrection de la légende sankarienne, grâce notamment aux artistes qui se sont emparés de sa mémoire et la font vivre à travers leurs créations. A l’occasion du trentième anniversaire de la disparition du leader révolutionnaire, RFI a interrogé l’homme de théâtre burkinabè Etienne Minoungou sur la présence de l’ancien capitaine au béret rouge dans le panthéon imaginaire de ses concitoyens et sur le rôle que le théâtre a joué dans ce processus.

Comédien, conteur, metteur en scène, dramaturge et entrepreneur culturel, Etienne Minoungou est un grand nom de la culture au Burkina. Il est le fondateur du festival «  Les Récréâtrales  » qui s’est imposé depuis sa création en 2002 comme l’un des événements majeurs du monde théâtral africain. Promoteur d’un théâtre engagé, en résonance avec l’actualité politique et sociale, Etienne Minoungou a raconté à RFI l’influence de Sankara sur les hommes de théâtre du Burkina et comment ceux-ci se sont emparés de la légende du leader révolutionnaire et font leur miel. Entretien.

RFI : Trente ans après la mort de Thomas Sankara, tout le monde se dit aujourd’hui sankariste au Burkina. L’homme est devenu une icône pour les artistes africains et sa vie ne cesse d’inspirer depuis quelques années une foultitude de livres, de films, de pièces de théâtre. Est-ce le retour du moment Sankara ?

Etienne Minoungou : Oui, Thomas Sankara est à la mode au Burkina. Dans la mesure où l’insurrection d’octobre 2014, qui a bouleversé la donne politique dans notre pays a été menée essentiellement au nom de l’ancien président, on peut effectivement dire que le moment Sankara est de retour. Cela dit, quand on réfléchit bien à l’évolution de la société burkinabè depuis la disparition de l’homme au béret rouge, force est de constater que son image, ses paroles sont restées gravées dans les mémoires. Son souvenir reste vivace dans l’esprit de toute une génération d’hommes et de femmes, qui ont vécu la révolution sankariste. Ils ne sont pas les seuls à avoir préservé le souvenir de Sankara. Pendant les années Compaoré, il n’était pas rare de voir des jeunes habillés en T-shirts à l’effigie du leader disparu. Certains de ces jeunes avaient collé sur leurs mobylettes des macarons affichant fièrement le nom de l’ancien capitaine. Les Burkinabè n’ont pas oublié non plus que c’est à lui que nous devons le nom du pays «  Burkina Faso  », tout comme la phrase «  La patrie ou la mort, nous vaincrons » devenue depuis notre devise nationale. A votre question, j’ai envie de répondre, nous ne sommes jamais vraiment sortis du moment Sankara.

Comment s’explique la force de cette légende du leader révolutionnaire ?

Si Sankara avait survécu, on l’aurait peut-être oublié, mais la brutalité de son assassinat a renforcé sa légende. D’autant que sa disparition impliquait aussi la fin du régime révolutionnaire que celui-ci avait instauré et auquel le peuple s’était identifié. Pourquoi ? Parce qu'il marquait une rupture nette avec les régimes passés, trop dépendants de l'Occident. Il avait réussi à insuffler dans les esprits un sentiment de souveraineté retrouvée et d’intégrité. Après son assassinat, plus le régime de son successeur Blaise Compaoré s’enfonçait dans l’autoritarisme et la corruption, plus nous prenions conscience de la singularité du président disparu, auréolé des valeurs de la probité et de la justice sociale que son administration a tenté d’incarner tant bien que mal. C’est cette image que perpétue tout un corpus de créations artistiques, littéraires, musicales et cinématographiques qui s’est très rapidement constitué autour de la légende sankariste. C’est aux auteurs de théâtre plus particulièrement que nous devons quelques-unes des représentations les plus marquantes de la vie et l’œuvre de Sankara.

Qui sont ces auteurs ?

Le premier nom qui me vient à l’esprit est celui d’Aristide Tarnagda, l’auteur d’une pièce très touchante et intimiste, qui revisite avec beaucoup d’originalité la thématique de la vie et la mort de Sankara. Intitulée Sank ou la patience des morts, la pièce s’attarde sur le versant intime de la vie de Sankara, donnant la parole à la mère et à l’épouse du personnage public qui affirment leurs droits sur l’homme politique, démarche qui n’est pas sans rappeler le personnage d'Antigone chez Sophocle. Le dramaturge fait, par exemple, parler la mère du protagoniste qui lance à la figure de son fils : «  Je ne t’ai pas mis au monde pour le monde, tu n’es pas l’enfant du monde ». En prenant le parti d’imaginer les enjeux intimes de cette lutte à mort fratricide qui opposa Sankara à son frère d'armes Blaise Compaoré, l’auteur réussit à donner une épaisseur et une complexité à la réalité historique et politique. Tarnagda est sans doute l’homme de théâtre burkinabè le plus important de sa génération et sa pièce connaît un grand succès, comme on a pu le voir pendant le Festival d’Avignon cette année où elle a été jouée à guichets fermés.

Qui sont les autres hommes de théâtre qui ont mis en scène la saga de Sankara ?

Les variations sur cette thématique par le chorégraphe et comédien burkinabè Serge Aimé Coulibaly, qui puise beaucoup son inspiration dans la révolution sankariste, comptent parmi les créations les plus intéressantes. Dès 2007, il a évoqué, avec sa pièce Solitude d’un homme intègre, les acquis et les ambitions de la révolution lancée par Thomas Sankara. Dans Baremba, spectacle qu’il a créé l’année suivante dans le cadre d’une trilogie consacrée à la jeunesse africaine, il ressuscite des figures historiques de révolutionnaires africains dont Sankara. Plus récemment, dans Nuit blanche à Ouagadougou qui fait allusion aux événements d’octobre 2014, il s’inspire des discours de Sankara, qui constituent pour des écrivains une source d’inspiration inépuisable à cause de leurs tonalités souvent poétiques et prophétiques. Cette prise de parole de Sankara est aussi à l’origine de la pièce de l’homme de théâtre français Jacques Jouet, qui a mis en scène l’affrontement verbal entre Mitterrand et Sankara, à l’occasion de la tournée en Afrique du président français en 1986. Les spectateurs qui ont vu la pièce lors de sa création au Théâtre Nanterre-Amandiers, dans la mise en scène de Jean-Louis Martinelli, se souviendront longtemps de la joute verbale qui opposait le président septuagénaire et cynique au jeune capitaine, tout feu tout flamme, se revendiquant de la révolution africaine et de l’anticolonialisme. Mitterrand le taxait d’« excentrique » et d’ «  immature ». Un échange qui restera dans les annales de l’histoire commune franco-africaine.

Pourquoi les hommes de théâtre ont été tant fascinés par le personnage de Sankara ?

C’est la figure héroïque de Sankara engagée dans un combat inégal contre des forces économiques et impérialistes qui le dépassent, qui fait de l’ancien capitaine un sujet si inspirant pour les hommes de théâtre. Ses combats romantiques, perdus d’avance, nourrissent l’imaginaire.

C’est sa vie ou les épisodes de sa vie qui sont inspirants ?

Ni sa vie ni ses actes ne sont inspirants en soi, mais ce sont les associations que suscitent ses combats qui stimulent l’imagination. Comme le héros antique ou le héros élisabéthain, Sankara était condamné d’avance. Il le savait lui-même, je crois, et d’ailleurs il le laisse entendre dans ses discours. « Je cours à droite, je cours à gauche, pour éviter le précipice qui s’ouvre devant moi. Si je m’arrête, je tombe ». Il ne le dit pas en ces termes, mais nous qui l’avons écouté parler, nous avons tous entendu son désespoir face aux blocages que lui opposait le réel. C’est pourquoi sa mort a une dimension sacrificielle, quasi-christique. Sankara se sacrifie parce qu’il pense que le salut de son peuple passe par la mise à mort de son guide. N’est-ce pas le sort de tous les grands leaders révolutionnaires ?

C’est cette dimension sacrificielle et romantique qui expliquerait selon vous la fascination qu’exerce la figure de Sankara sur la jeunesse burkinabè ?

Pas seulement au Burkina, mais dans toute l’Afrique. Je me souviens très bien combien la mort de Sankara avait endeuillé également les Camerounais, les Rwandais, les Congolais. Si la jeunesse s’est réemparée de la légende de Sankara, c’est peut-être aussi parce que notre continent est un peu orphelin de grands personnages, surtout depuis la disparition de Mandela. Alors la jeunesse se tourne vers les morts, faute de héros vivants.

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