Vincent Safrat, 56 ans, engage depuis plus de vingt ans un combat contre la misère. Une bataille qu’il mène à travers la transmission du goût de la lecture, par le biais de son association « Lire c’est partir ». « Lire rend éveillé et permet de comprendre le monde. Cela peut contribuer à sortir de l’impasse », assure-t-il. Si la pauvreté est « un fléau qu’il faut combattre », il la découvre dès l’âge de 18 ans, lors d’un voyage au Pérou. Un rêve de jeunesse vite oublié. « Quand je suis arrivé à Lima, ça a été le choc. Les bidonvilles, ceux qui n‘ont plus rien, qui vivent dans la rue… cela m’a révolté. Je me suis tout de suite demandé comment faire pour aider les autres », explique-t-il.
De retour en France, Vincent touche le revenu minimum d’insertion (RMI) et « retape » parfois des maisons avec son père. Entre deux chantiers, il se ressource dans la lecture, mais se souvient : « Lorsque j’étais enfant, je ne lisais pas ! Rien de ce que l’école me proposait ne me plaisait ». C’est alors qu’il découvre Flaubert. « Je suis tombé par hasard sur L’Education sentimentale. Ce livre traînait chez mes parents », raconte Vincent. L’auteur sonne comme une révélation. Puis, d’autres écrivains viennent ensuite compléter la liste : Balzac, Stendhal, Tolstoï mais aussi Fante, Miller, Kerouac, Steinbeck, Pasolini...
Des livres à la portée de tous
L’écriture le « titille », mais l’édition l’intéresse. Vincent cherche à faire « un truc avec les livres ». Il a la certitude que « la lecture peut sortir de l’impasse ». A cette époque, il découvre qu’une énorme quantité d’invendus, revenant des librairies, est détruite : « C’est là que j’ai vraiment réalisé que je pouvais faire quelque chose. »
Il convainc des éditeurs jeunesse de lui donner leurs invendus pour les distribuer gratuitement. Commence alors le porte-à-porte et la diffusion des livres dans les quartiers de l’Essonne, en banlieue parisienne. Un département qu’il connaît bien et dans lequel il a grandi. Vincent arpente à vélo ou à pied La Grande Borne, les Tarterêts… des cités d’habitat social. Il passe ses week-ends à donner des recueils : polars, ouvrages destinés à la jeunesse, recueils médicaux... « Il ne faut pas croire que les livres intéressent une seule catégorie de personnes, avance-t-il. Les gens des quartiers populaires me disaient : "On aimerait bien avoir des livres, mais on n’a pas assez d’argent pour en acheter." ».
Un éditeur social dans le monde des grands
Après plusieurs années passées à récupérer des stocks d’invendus, il suspend son activité. Dans le même temps, Vincent constate que beaucoup de coopératives d’écoles élémentaires ne peuvent pas acheter de livres, faute de moyen.
En 1998, alors qu’il touche toujours le RMI, cet « obstiné » décide d’éditer à son tour des livres jeunesse qu’il veut revendre à prix coûtant, 80 centimes d’euros l’exemplaire. Un grand imprimeur se laisse séduire par cette idée. Vincent contacte des inspecteurs de l’Education nationale, des coopératives scolaires, des associations de parents d’élèves, des mairies. Le pari est gagné et les ventes décollent.
Aujourd’hui, il chapeaute toute l’édition : « Je fais la sélection des auteurs, des textes, des dessins, des maquettes ». Près de treize personnes travaillent avec lui pour son l’association. Les ouvrages sont vendus à destination des écoles primaires, des réseaux associatifs dans les quartiers et autres collectivités. En tout, une quarantaine de dépôts ont été créés dans toute la France jusqu’en Guyane pour promouvoir l’accès aux livres. Et dans chaque département, un relais de bénévoles en assure la distribution. Le site de l’association « Lire c’est partir » propose également un catalogue en ligne.
« Les enseignants trouvent là une ressource précieuse et économique leur permettant de faire lire tous leurs élèves sans solliciter les familles », assure Vincent. Les particuliers peuvent, quant à eux, commander des ouvrages via ce même site, pour un minimum de dix exemplaires. Résultat : la demande ne cesse de grandir et près de 2,5 millions d’ouvrages sont vendus chaque année !
Le château de Buno comme lieu d’accueil
Au regard de ce parcours singulier, cet éditeur d’un nouveau genre, est nommé en 2011 Chevalier des Arts et des Lettres par le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand. Une récompense qu’il n’a pas honte de savourer. A cette même époque et grâce au succès de ces ventes, Vincent souhaite élaborer un nouveau projet : se procurer un espace pour accueillir des familles qui ne peuvent pas partir en vacances, mais aussi des artistes, des associations. Il décide alors d’acheter un petit château dans l’Essonne, sur un terrain de 8 hectares.
« Les gens amènent juste leurs draps et leur nourriture. Mon association finance l’eau, le chauffage et l’électricité », explique-t-il. Le château de Buno devient un endroit de passage et de réconfort. Vincent y passe une grande partie de son temps. Des livres pour enfants traînent un peu partout sur les étagères et, près de la cuisine, des cagettes de fruits et légumes jonchent le sol. Du sucre, de la farine, du café sont laissés par ceux qui passent, pour les prochains qui viendront. C’est sans aucun doute « cette solidarité et cet espoir » qui poussent Vincent à regarder encore et toujours plus loin.